« Qu'est-ce que l'homme ? » Si la question est vertigineuse, les réponses ne sont pas infinies. Francis Wolff en identifie quatre, nommées« figures » : celle de l'homme antique, ou « animal rationnel », forgée par Aristote et qui a perduré 2 000 ans. Celle de l'homme classique, « substance pensante unie à un corps », que Descartes élabore au XVIIe siècle. Celle de l'homme structural, ou « sujet assujetti, illusionné, déterminé » des sciences humaines, dont l'histoire débute au XIXe siècle et atteint son point culminant avec Les Mots et les Choses (1966) de Michel Foucault. Celle, enfin, de « l'homme neuronal », selon l'expression empruntée au livre éponyme (1983) du neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, c'est-à-dire l'homme renaturalisé, l'homme « animal comme les autres » des sciences naturelles, en passe de devenir le modèle explicatif dominant de notre humanité.
Pourquoi avoir choisi ces quatre figures ? Parce qu'elles suffisent à rendre compte de ce que notre humanité a créé de meilleur, mais aussi de ce qu'elle a fait de pire. Si « l'animal rationnel » d'Aristote a servi à fonder les sciences naturelles de l'Antiquité (zoologie et cosmologie), il a aussi permis de rationaliser la domination des Grecs sur les barbares, puis la colonisation des Européens sur le monde. En faisant de l'être humain une « substance pensante », un cogito, Descartes a certes rendu possible la science moderne (mathématique et mécanique), mais il a aussi transformé l'homme en un être incapable de traiter la nature et les animaux avec dignité, ceux-ci étant privés de pensée, donc de valeur. Et « l'homme structural » des sciences humaines, en mettant au jour les structures aveugles qui asservissent l'humanité (l'économie, la société, l'inconscient, le langage, etc.), n'est-il pas celui au nom duquel les régimes totalitaires ont justifié leur entreprise de domination, en affirmant ne vouloir au fond que son émancipation et son bonheur ? Quant à « l'homme neuronal », aussi ambitieux que puisse être son projet d'expliquer toutes les pensées et actions humaines par le seul fonctionnement du cerveau, il laisse ouverte la possibilité d'assimiler l'homme à une machine ou à une bête.
Peut-on finalement décrire l'homme à l'aide de valeurs universelles échappant aux polémiques pro- ou antihumanistes ? Oui, répond l'auteur, à condition de le définir comme l'être doué du langage. Au terme de ce périple, c'est donc la figure d'Aristote qui a la préférence de Wolff : l'humanité est « la communauté de tous ceux qui peuvent se parler et qui sont égaux en tant que parlants ».
Francis Wolff / De notre humanité. D'Aristote aux neurosciences / Fayard / 396 p. / 21,90 €