samedi 16 octobre 2010

Alain : Qu'est-ce que la conscience ?

ALAIN : Qu’est-ce que la conscience ? (extraits divers)

Alain : “penser, c’est peser”.

Qu'est-ce donc que dormir ? C'est une manière de penser ; dormir, c'est penser peu, c'est penser le moins possible. Penser, c'est peser ; dormir, c'est ne plus peser les témoignages. C'est prendre comme vrai, sans examen, tout murmure des sens, et tout le murmure du monde. Dormir, c'est accepter ; c'est vouloir bien que les choses soient absurdes, vouloir bien qu'elles naissent et meurent à tout moment ; c'est ne pas trouver étrange que les distances soient supprimées, que le lourd ne pèse plus, que le léger soit lourd, que le monde entier change soudain, comme, dans un décor de théâtre, soudain les forêts, les châteaux forts, les clochers, la montagne, tout s'incline, comme au souffle du vent avant de s'engloutir sous la scène.

... Se réveiller, c'est se refuser à croire sans comprendre c'est examiner, c'est chercher autre chose que ce qui se montre ; c'est mettre en doute ce qui se présente, étendre les mains pour essayer de toucher ce que l'on voit, ouvrir les yeux pour essayer de voir ce que l'on touche; c'est comparer des témoignages, et n'accepter que des images qui se tiennent ; ... c'est dire à la première apparence - tu n'es pas. Se réveiller, c'est se mettre à la recherche du monde.
Alain, Vigiles de l’Esprit (1942)


Alain : “savoir, c’est savoir qu’on sait”.

Afin de ne pas manquer l'idée, concevons un homme qui n'ait absolument pas de temps et que l'événement talonne sans cesse. Il y a de ces peurs paniques où l'individu galope, frappe, écrase, sans avoir conscience de ce qu'il fait. Peut-être voudra-t-on dire qu'il ne sait pas s'il n'a pas eu conscience au moment même, et s'il n'a pas oublié simplement les pensées ou perceptions qu'il avait dans le temps qu'il sauvait ainsi sa vie. Mais il faut savoir de quoi nous parlons et de quoi il parle en supposant un peu de conscience sur ses actes, un peu de conscience séparée de sa propre conscience. Cette séparation va contre le mot ; conscience ajoute à science ceci que les connaissances sont ensemble. La conscience égrenée n'est pas seulement faible ; elle tombe au néant. Ou, pour mieux dire, la bordure de conscience, séparée du centre qui l'éclaire, n'est rien de concevable. Parce que cet homme fuyant n'a pas eu le loisir de s'entretenir avec lui-même, de contempler un moment plusieurs chemins, enfin de douter, pour dire le mot, c'est comme s'il ne savait point du tout. Savoir c'est savoir qu'on sait. La réflexion n'est pas un accident de la pensée, mais toute la pensée. Revenez à l'exemple du gouffre et du vertige. Sans aucune réflexion sur ce que je vois en me penchant, peut-on dire que je vois ? En vain les bêtes ont des yeux, en vain les choses s'y peignent au fond comme en des tableaux ; ces tableaux sont pour nous qui observons comment leur œil est fait, non pour elles, parce qu'elles n'ont point loisir ni repos, ni discussion avec elles-mêmes. Mais qu'est-ce que discuter avec soi, sinon prendre à témoin ses semblables et la commune pensée ? Une pensée qui ne revient pas, qui ne compare pas, qui ne rassemble pas, n'est pas du tout une pensée ; en ce premier sens, on peut dire qu'une telle pensée n'est pas universelle, parce qu'elle ne rassemble pas le loin et le près ; il n'y a que l'univers qui fasse une pensée. Mais il faut dire aussi qu'une pensée qui ne convoque point d'autres pensants et tous les juges possibles n'est pas non plus une pensée. Les formes premières de la pensée seraient donc l'univers autour de l'objet et le faisant objet, et la société autour du sujet et le faisant sujet.
Alain, Les idées et les âges (1927)


Alain : “pour prendre conscience, il faut se diviser soi-même”.

Qu'est-ce qu'un inconscient ? C'est un homme qui ne se pose pas de question. Celui qui agit avec vitesse et sûreté ne se pose pas de question ; il n'en a pas le temps. Celui qui suit son désir ou son impulsion sans s'examiner soi-même n'a point non plus occasion de parler, comme Ulysse, à son propre cœur, ni de dire Moi, ni de penser Moi. En sorte que, faute d'examen moral, il manque aussi de cet examen contemplatif qui fait qu'on dit : " je sais que je sais ; je sais que je désire ; je sais que je veux. " Pour prendre conscience, il faut se diviser soi-même. Ce que les passionnés, dans le paroxysme, ne font jamais ; ils sont tout entiers à ce qu'ils font et à ce qu'ils disent ; et par là ils ne sont point du tout pour eux-mêmes. Cet état est rare. Autant qu'il reste de bon sens en un homme, il reste des éclairs de penser à ce qu'il dit ou à ce qu'il fait ; c'est se méfier de soi ; c'est guetter de soi l'erreur ou la faute. Peser, penser, c'est le même mot ; ne le ferait-on qu'un petit moment, c'est cette chaîne de points clairs qui fait encore le souvenir. Qui s'emporte sans scrupule aucun, sans hésitation aucune, sans jugement aucun ne sait plus ce qu'il fait, et ne saura jamais ce qu'il a fait. Ce qui éclaire ce que nous faisons, c'est ce que nous ne faisons pas. Les simples possibles font comme un halo autour ; c'est le moins que l'on puisse percevoir. Telle est l'exacte situation, il me semble, d'un homme qui fuit et qui sait encore qu'il fuit ; ce n'est pas fuir tout à fait.
Alain, Vigiles de l’Esprit (1942)


Alain : “toute conscience est d’ordre moral”.

  Je ne me privais pas de faire paraître des profondeurs. Elles sont dans le patrimoine même ; et le plus difficile au monde est de dire en y pensant ce que tout le monde dit sans y penser. Un exemple suffira. Les gens de métier distinguent conscience psychologique et conscience morale. Sur quoi je remarquais d'abord que le mot psychologique n'est point du patrimoine, et qu'il est très inutile de s'en charger. Mais une autre remarque devait m'entraîner plus loin, c'est que le public comme les auteurs n'ont point coutume de dire conscience morale ; ils disent conscience, et tout est dit. Je devais donc m'arranger de cette belle sobriété, et j'y trouvai une idée brillante à l'abord, et de grande portée à suivre. Car toute conscience est d'ordre moral, puisqu'elle oppose toujours ce qui devrait être à ce qui est. Et même dans la perception toute simple, ce qui nous réveille de la coutume, c'est toujours une sorte de scandale, et une énergique résistance au simple fait. Toute connaissance, ainsi que je m'en aperçus, commence et se continue par des refus indignés, au nom même de l'honneur de penser. Car la conscience suppose une séparation de moi d'avec moi en même temps qu'une reprise de ce que l'on juge insuffisant, qu'il faut pourtant sauver. Toutes les apparences de la perception sont ainsi niées et conservées ; et c'est par cette opposition intime que l'on se réveille. D'où j'ai tiré tout courant que, sans la haute idée d'une mission de l'homme et sans le devoir de se redresser d'après un modèle, l'homme n'aurait pas plus de conscience que le chien ou la mouche. [...]
Alain, Histoire de mes pensées (1936)

[La conscience] est le savoir revenant sur lui-même et prenant pour centre la personne humaine elle-même, qui se met en demeure de décider et de se juger. Ce mouvement intérieur est dans toute pensée ; car celui qui ne se dit pas finalement : «Que dois-je penser ?» ne peut pas être dit penser. 
La conscience est toujours implicitement morale ; et l'immoralité consiste toujours à ne point vouloir penser qu'on pense, et à ajourner le jugement intérieur. On nomme bien inconscients ceux qui ne se posent aucune question d'eux-mêmes à eux-mêmes. Ce qui n'exclut pas les opinions sur les opinions et tous les savoir-faire, auxquels il manque la réflexion, c'est-à-dire le recul en soi-même qui permet de se connaître et de se juger ; et cela est proprement la conscience. 
Rousseau disait bien que la conscience ne se trompe jamais, pourvu qu'on l'interroge. Exemple : ai-je été lâche en telle circonstance ? Je le saurai si je veux y regarder. Ai-je été juste en tel arrangement ? Je n'ai qu'à m'interroger ; mais j'aime bien mieux m'en rapporter à d'autres. 

Alain, Les  Arts  et  les  Dieux (1958)


Alain : “le moi est un refus d’être moi”.

Dans le sommeil, je suis tout, mais je n'en sais rien. La conscience suppose réflexion et division. La conscience n’est pas immédiate. Je pense, et puis je pense que je pense, par quoi je distingue Sujet et Objet, Moi et le monde. Moi et ma sensation. Moi et mon sentiment. Moi et mon idée. C'est bien le pouvoir de douter qui est la vie du moi. Par ce mouvement, tous les instants tombent au passé. Si l'on se retrouvait tout entier, c'est alors qu’on ne se reconnaîtrait pas. Le passé est insuffisant, dépassé. je ne suis plus cet enfant, cet ignorant, ce naïf. À ce moment-là même j'étais autre chose, en espérance, en avenir. La conscience de soi est la conscience d'un devenir et d'une formation de soi irréversible, irréparable. Ce que je voulais, je le suis devenu. Voilà le lien entre le passé et le présent, pour le mal comme pour le bien. 
Ainsi le moi est un refus d'être moi, qui en même temps conserve les moments dépassés. Se souvenir, c'est sauver ses souvenirs, c'est se témoigner qu'on les a dépassés. C'est les juger. Le passé, ce sont des expériences que je ne ferai plus. Un artiste reconnaît dans ses œuvres qu'il ne s’était pas encore trouvé lui-même, qu'il ne s’était pas encore délivré; mais il y retrouve aussi un pressentiment de ce qui a suivi. C'est cet élan qui ordonne les souvenirs selon le temps. 

Alain : “l’unité indivisible de la conscience”.

L'unité indivisible de la conscience se traduit à la fois dans les perceptions et dans les souvenirs. D'abord toute conscience a, si l'on peut dire, les mêmes dimensions que le monde. En vain l'on essaierait de ne percevoir qu'une chose, et séparée. Les relations loin et près, qui supposent une continuelle comparaison par-dessus toute limite, maintiennent devant la pensée une existence totale et indivisible, d'avance totale et indivisible - Les souvenirs sont comme des perceptions volantes, esquissées et niées ; ou bien ramenées à l'unité du monde présent, ou bien rapportées à l'unité du monde passé ou à venir. Tout ce qui est pensé est rapporté à un temps unique et sans limites. Il n'y a point de conscience qui ne suppose un monde qui a toujours été et sera toujours. C'est là-dessus que reposent les souvenirs et les projets... Dire moi, c'est se mouvoir sans cesse selon l'ordre du temps.
Alain, Manuscrits inédits (sans date).
Pour aller plus loin : Alain, Textes choisis, P.U.F (collection “Les grands textes”).

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