dimanche 3 octobre 2010

Bergson : la conscience et la vie

Bergson : conscience signifie choix (extrait)

Qui dit esprit dit, avant tout, conscience. Mais qu’est-ce que la conscience ? Vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi concrète, aussi constamment présente à l'expérience de chacun de nous. Mais sans donner de la conscience une définition qui serait moins claire qu'elle, je puis la caractériser par son trait le plus apparent : conscience signifie d'abord mémoire. La mémoire peut manquer d'ampleur ; elle peut n'embrasser qu'une faible partie du passé ; elle peut ne retenir que ce qui vient d'arriver ; mais la mémoire est là, ou bien alors la cons. cience n'est y pas. Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l'inconscience ? Quand Leibniz disait de la matière que c'est « un esprit instantané », ne la déclarait-il pas, bon gré, mal gré insensible ? Toute conscience est donc mémoire, - conservation et accumulation du passé dans le présent. 

Mais toute conscience est anticipation de l'avenir. Considérez la direction de votre esprit à n'importe quel moment : vous trouverez qu'il s'occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L'attention est une attente, et il n'y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L'avenir est là ; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l'avenir. 

Retenir ce qui n'est déjà plus, anticiper sur ce qui n'est pas encore, voilà donc la première fonction de la cons. cieuce. Il n'y aurait pas pour elle de présent, si le présent se réduisait à l'instant mathématique. Cet instant n'est que la limite, purement théorique, qui sépare le passé de  l'avenir ;  il  peut  à  la  rigueur  être  conçu,  il  n'est  jamais  perçu;  quand  nous  croyons  le  surprendre,  il  est  déjà  loin  de  nous.  Ce  que  nous  percevons  en  fait,  c'est  une  certaine  épaisseur  de  durée  qui  se  compose  de  deux  parties :  notre  passé  immédiat  et notre  avenir  imminent.  Sur  ce  passé  nous  sommes  appuyés,  sur  cet  avenir  nous  sommes  pen chés;  s'appuyer  et  se  pencher  ainsi  est  le  propre  d'un  être  conscient.  Disons  donc,  si  vous  voulez,  que  la  cons cience  est  un  trait  d'union  entre  ce  qui  a  été  et  ce  qui  sera,  un  pont  jeté  entre  le  passé  et  l'avenir.  Mais  à  quoi  sert  ce  pont,  et  qu'est- ce  que  la  conscience  est  appelée  à  faire ? 
[...]
 Ainsi se complète la conclusion où nous arrivions d'abord ; car si, comme nous le disions, la conscience retient le passé et anticipe l'avenir, c'est précisément, sans doute, parce qu'elle est appelée à effectuer un choix : pour choisir, il faut penser à ce qu'on pourra faire et se remémorer les conséquences, avantageuses ou nuisibles, de ce qu'on a déjà fait ; il faut prévoir et il faut se souvenir. Mais d'autre part notre conclusion, en se complétant, nous fournit une réponse plausible à la question que nous venons de poser : tous les êtres vivants sont ils des êtres conscients, ou la conscience ne couvre-t-elle qu'une partie du domaine de la vie ? 

Si, en effet, conscience signifie choix, et si le rôle de la conscience est de se décider, il est douteux qu'on rencontre la conscience dans des organismes qui ne se meuvent pas spontanément et qui n'ont pas de décision à prendre. A vrai dire, il n'y a pas d'être vivant qui paraisse tout à fait incapable de mouvement spontané. Même dans le monde végétal, où l'organisme est généralement fixé au sol, la faculté de se mouvoir est plutôt endormie qu'absente : elle se réveille quand elle peut se rendre utile. Je crois que tous les êtres vivants, plantes et animaux, la possèdent en droit ; mais beaucoup d'entre eux y renoncent en fait, - bien des animaux d'abord, surtout parmi ceux qui vivent en parasites sur d'autres organismes et qui n'ont pas besoin de se déplacer pour trouver leur nourriture, puis la plupart des végétaux : ceux-ci ne sont ils pas, comme on l'a dit, parasites de la terre ? Il me parait donc vraisemblable que la conscience, originellement immanente à tout ce qui vit, s'endort là où il n'y a plus de mouvement spontané, et s'exalte quand la vie appuie vers l'activité fibre. Chacun de nous a d'ailleurs pu vérifier  cette loi sur lui. même. Qu'arrive-t-il quand une de nos actions  cesse  d'être spontanée pour devenir automatique ? La conscience s'en  retire. Dans l'apprentissage d'un  exer cice,  par  exemple, nous commençons par  être conscients de chacun des mouvements que nous exécutons, parce qu'il vient de nous, parce qu'il résulte d'une décision et implique un choix ; puis, à mesure que ces mouvements s'enchaînent davantage  entre eux et se déterminent plus mécaniquement les uns les autres, nous dispensant ainsi de nous décider et de choisir, la conscience que nous en avons diminue et disparaît. Quels sont, d'autre part, les moments où notre conscience atteint le plus de vivacité ? Ne sont-ce pas les moments de crise intérieure, où nous hésitons  entre deux ou plusieurs partis à prendre, où nous sentons que notre avenir sera ce que nous l'aurons fait ? Les variations d'intensité de notre conscience semblent donc bien correspondre à la somme plus ou moins considérable de choix ou, si vous voulez, de création, que nous distribuons sur notre conduite. Tout porte à croire qu'il en est ainsi de la conscience en général. Si conscience signifie mémoire et anticipation, c'est que conscience est synonyme de choix. 
[...]
Bergson, La conscience et la vie (1911), in L’énergie spirituelle (1919)

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