mercredi 29 septembre 2010

Le site.tv : comment y accéder ?

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lundi 27 septembre 2010

La culture : guide de lecture (STI)

LA CULTURE (Nathan, p. 14)

  1. Quelle est l’origine du mot culture ? Quel premier sens du mot culture peut-on dégager à partir de cette origine ? Quel domaine désigne ce qui est de l’ordre de la culture ? Pourquoi opposer « nature » et « culture » ?
  2. Expliquez la différence entre la notion d’hérédité et la notion d’héritage. Quelle définition de « la culture » peut-on proposer à partir de cette distinction ?
  3. Chaque société est « culturelle », mais de manière différente des autres. Quelle définition peut-on donner d’ « une culture » (et non de « la culture ») ?
  4. Quelle définition peut-on donner de l’éducation ?
  5. Pourquoi la vie humaine est-elle essentiellement faite d’échanges ? Qu’échange-t-on ? Expliquez le lien que l’on peut établir entre les notions d’ « échanges », de « société » et de « culture ».

Le sujet : guide de lecture (TS)

LE SUJET : GUIDE DE LECTURE (Hatier, p. 14)

1-     Pourquoi les questions « qui suis-je » mais aussi « qui est autrui » apparaissent-elles d’emblée problématiques ?
2-     Que désigne la notion de « subjectivité » ?
3-     En quoi fonde-t-elle une forme de « responsabilité » ?
4-     Pourquoi la notion de sujet engage-t-elle nécessairement une relation avec autrui ? Que désigne exactement le terme « autrui » ?
5-     Quels sont les signications « politique », « juridique » et « morale » de la notion de sujet ? (v. analyse sémantique)
6-     Pourquoi sommes nous toujours « sujet » « au double sens du mot » ? Quels sont ces deux sens ambivalents ?

                                                                                                                       
LA CONSCIENCE : GUIDE DE LECTURE (Hatier, pp. 20-24)

1-     Pourquoi la « possession » de la conscience, « promue au rang de ce qu’il y a d’essentiel dans l’humain », ne va-t-elle pas de soi ?
2-     Pourquoi comparer  la conscience à un miroir ?
3-      En quoi la possession de la conscience fait-elle de l’homme une personne ? Que signifie être « responsable » ?
4-     Pourquoi l’identité et l’unité du sujet reste-elle mystérieuse, même si onne peut en douter ?
5-     En quel sens peut-on dire que la conscience n’est pas un « être », mais un « rapport à l’être » ?
6-     Comment prend-on conscience de soi ?
7-     En quoi autrui est-il nécessaire à la constitution de notre propre conscience ?
8-     Quelles illusions de la conscience et de sa souveraineté peut-on dénoncer ? 



Le sens de la philosophie : lectures (STI)

Lectures (polycopiés) :

Karl JASPERS, Introduction à la philosophie (polycopié).
 KANT, Réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? » (Devoir de maison n°1) 

Dans le Nathan :

- Texte d’Aristote (Métaphysique) p. 164 sur l’étonnement.
- Texte de Kant  p. 142 (sujet 3 du baccalauréat 2008)

Travailler avec le livre :

LA VÉRITÉ :
 - texte 8 de Platon p. 109, Gorgias  (« Vérité et réfutation »)
 - exercice n°6 p. 113 (sur la notion de critique).

LA RAISON ET LA CROYANCE :
 - Repères p. 125 (Expliquer/comprendre ; Persuader/convaincre) ;  exercices 1et 2 p. 136.
 - Texte 3 de Platon p. 128, Théétète  (« la conduite du raisonnemen »).
 - Texte 7 de Descartes p. 132, Discours de la méthode ( « la raison contre la coutume »).

Lexique (« Les concepts », p. 276) : Anthropologie. Argumentation/Démonstration/Dialogue. Conscience. Critique. Dogmatisme/Scepticisme/Doute/Certitude. Ethique/morale. Foi. Humanisme. Obscurantisme/Lumières. Mythe. Opinion. Preuve. Réflexion. Religion/Sagesse/Science. Sophisme. Superstition.

Le sens de la philosophie : lectures (TS)

Lectures (extraits polycopiés) : 

Karl JASPERS, Introduction à la philosophie (polycopié).
KANT, Réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? » (Devoir de maison n°1) 

Dans le Hatier :

LA RAISON ET LE RÉEL, présentation p. 230.
LA VÉRITÉ, présentation p.306, première partie (1. La recherche de la vérité en question) ; Texte 1 de Platon (Apologie de Socrate) ; texte 2 de Descartes (Méditations métaphysiques).
LE BONHEUR, présentation p. 430, 2ème partie (2. La sagesse ou l'art d'être heureux, "Les sagesses antiques : plaisir ou vertu ?) ; Texte 4 d'Epicure (Lettre à Ménécée) ; texte 5 d'Epictète (Manuel).
LA RELIGION, p.180 (2. Religion et philosophie, raison et foi) ; textes de Rousseau et Kant sur la religion naturelle.
Parcours philosophiques : La Grèce antique ;  Le XVIIIème siècle (pour le DM1).
Préparation au bac p. 499 (extrait plus court du texte de Kant).

Pour aller plus loin :

PLATON, Apologie de Socrate,  Le Banquet, La République, VI, VII (nombreuses éditions de poche).
DESCARTES, Lettre-préface des Principes de la Philosophie.

Karl JASPERS, Introduction à la philosophie, 1950, Plon, "10/18", 1981 (en particulier les deux premiers chapitres).
Jeanne HERSCH, L'étonnement philosophique, Une histoire de la philosophie, 1995, Gallimard (folio essais).
Francis WOLFF, Socrate, P.U.F, coll. philosophies, 1985

André  COMTE-SPONVILLE, Présentation de la philosophie (2000). La Philosophie, Que sais-je ?, P.U.F (2005).
Thomas NAGEL, Qu'est-ce que tout cela veut dire ? Une très brève introduction à la philosophie, trad. de l'anglais (USA) par Ruwen OGIEN, Edition de l'Eclat, collection " tiré à part ".

dimanche 26 septembre 2010

Quelques titres au CDI pour « entrer en philosophie » :

Droit, Roger-Pol. La philosophie expliquée à ma fille. Seuil, 2004. 87 pages.
Résumé : " Philosophie " ? Un mot qui fait souvent peur.On imagine des questions compliquées, des livres dont on ne comprend même pas le titre, un vocabulaire énigmatique. Ce ne serait pas une activité pour tout le monde. On se trompe, en croyant cela. Car tout le monde s'interroge sur le sens de la vie, sur la mort, la justice, la liberté... Chacun est capable de raisonner, d'organiser ses idées. C'est d'ailleurs tout ce qu'il faut : des questions, et de la méthode.La philosophie n'est donc pas un casse-tête, mais une activité qu'on peut pratiquer comme la musique ou le sport : en débutant, en amateur ou en professionnel. L'essentiel est de bien commencer...
Cote 101 DRO


Nagel, Thomas. Qu'est-ce que tout cela veut dire ?. Editions de l'Eclat, 2003. 91 p.. Tiré à part
Résumé : Il s'agit d'une brève introduction à la philosophie à destination des lycéens et des étudiants en première année. "Avant d'apprendre un tas de théories philosophiques, il vaut mieux avoir été intrigué par les questions auxquelles ces théories tentent de trouver une réponse".
Cote 101 NAG

Savater, Fernando. Penser sa vie - Une introduction à la philosophie. Points, 2009. 309 pages. Points Essais
Résumé : A quoi sert la philosophie ? En interrogeant la science, nous pouvons aujourd'hui résoudre quantité de problèmes et lever le voile sur ce qui, il n'y a pas si longtemps encore, nous semblait auréolé de mystère.Mais certaines questions demeurent ouvertes, parce qu'elles n'admettent aucune réponse définitive. De siècle en siècle, de génération en génération, elles ont toujours accompagné les hommes et sont au cœur de maintes situations auxquelles nous sommes chaque jour confrontés. Elles concernent la mort, la vérité, l'univers, la liberté, la justice, la beauté, le temps... La philosophie ne prétend pas y répondre une fois pour toutes, mais elle nous apprend à les poser et à réfléchir sur le monde dans lequel nous vivons et sur la signification qu'il a pour nous.Ce livre se veut une initiation à la philosophie à l'usage de tous: des jeunes qui, en classe de terminale, doivent pour la première fois en aborder l'étude et de ceux qui aspirent à en connaître les fondements.

Jouary, Jean-Paul. Entrer en philo. Stock, 1997.
 Résumé : Faire de la philosophie ?" Le plus souvent, cela intrigue ou inquiète : "C'est une matière trop complexe, trop abstraite pour moi !" Ce petit livre n'est ni un manuel, ni un aide-mémoire. Il n'a qu'une ambition : détruire les préjugés, en facilitant l'accès à cette discipline à partir de quelques interrogations. Par exemple : Qu'est-ce qu'"être libre" ? Une oeuvre d'art peut-elle être "belle" et pourtant ne pas me plaire ? Qu'est-ce qui différencie l'homme de l'animal ? Etc. Savoir passer les premiers obstacles peut permettre à chacun de gagner un temps précieux et faire de la philosophie une véritable aventure professionnelle.
Cote 102 JOU

Jouary, Jean-Paul. Philosopher, et si c'était facile ?. Milan, 2008. 271 pages.
 Résumé : Vous pensez que la philosophie est trop abstraite ? Elle est un sujet d'agacement et d'incompréhension plutôt qu'une source de plaisirs ? Alors ce livre est pour vous ! Vous réaliserez que vous abordez des problèmes philosophiques sans même vous en rendre compte...Ne vous êtes-vous jamais interrogé sur vos croyances, sur la science ou le langage ? Ne vous êtes- vous jamais demandé ce qui différenciait l'homme de l'animal ? Combien de conversations avez-vous eu avec vos amis sur le bonheur, la liberté ou l'art ? En confrontant vos propres réponses à quelques " remises en question ", vous êtes invité à la réflexion en compagnie des plus grands philosophes classiques qui, loin de penser à votre place, vous aideront à penser plus librement.
Cote 101 JOU

Comte-Sponville, André. Présentation de la philosophie, 09/2004. 186 p..
Cote 101 COM

Comte-Sponville, André. La philosophie. PUF, 01/2005. 127 p.. Que sais-je ?, 3728.


Godin, Christian. La Philosophie pour les Nuls : édition revue et augmentée. FIRST, 2007. 656 pages. Pour les nuls (Paris)
Résumé : La philosophie vous paraît compliquée, ennuyeuse, " prise de tête ", élitiste ? Soit.Mais le pensez-vous vraiment ? Le sens de la vie, la beauté, l'amour, la mort : pour comprendre ces concepts, il n'est pas nécessaire d'avoir fait dix ans d'études, ni de connaître le grec et l'allemand ! Parce que la philosophie est l'affaire de tous, cet ouvrage vous invite à dialoguer avec les plus grands penseurs : Platon, Rousseau, Nietzsche, Sartre, et bien d'autres encore ! Portraits et anecdotes à l'appui, il présente dans un langage accessible un panorama de l'histoire de la philosophie (en grec, " amour de la sagesse ") des origines à nos jours.Et comme la " philo " n'est pas qu'une discipline abstraite, et que les philosophes ne sont pas non plus de purs esprits, vous ne serez pas étonné d'y voir Thalès tomber au fond d'un puits, ou d'y entendre braire l'âne de Buridan ! Oubliez vos préjugés, et remuez vos méninges, afin qu'avec Descartes, vous puissiez dire fièrement : " Je pense, donc je suis " !
Cote 101 GOD

Huisman, Denis / Vergez, André. La philosophie sans complexe. Hugo et Compagnie, 2009. 351 pages.
Résumé : Vous voulez découvrir ou redécouvrir la philosophie ? Avec la Philosophie sans complexe, vous trouverez une approche vivante et très accessible de toutes les questions philosophiques importantes aujourd'hui.La Philosophie sans complexe met à la portée de tous une réflexion étayée par les grands penseurs de tous les temps et illustrée par 200 dessins humoristiques. Avec ses nombreux quiz, ses références actuelles à des films ou des romans, et son who's who, cet ouvrage propose une démarche ludique pour réfléchir sans complexe !
Cote 101


Enthoven, Raphaël. La dissertation de philo. Fayard, 2010. 243 p.. Les nouveaux chemins de la connaissance
Résumé : Dans La Dissertation de philo, l'étudiant apprendra, par l'exemple, comment surmonter l'épreuve si redoutée du bac, en assistant à chaque étape de la construction d'un plan détaillé.Neuf professeurs de Terminale - les meilleurs des guides - se livrent eux-mêmes à l'exercice, distillent leurs conseils méthodologiques et suggestions de lectures, aiguillonnés par les questions et les objections de Raphaël Enthoven.
Cote 107 ENT

vendredi 24 septembre 2010

Magritte : La condition humaine

Huile sur toile (1933)

Italo Calvino : Qu'est-ce que le moi ?




Dans Palomar, Italo Calvino met en scène un personnage - monsieur Palomar -, qui se livre à une série d'expériences concernant le regard : comment regarder une vague, et une seule, en la distinguant des autres ? comment regarder le ciel étoilé et ses constellations, sans que la carte du ciel ne s'embrouille ? Ces expériences le laissent à chaque fois perplexe. C'est qu'elles contiennent chacune une petite énigme philosophique, que le lecteur peut à sa guise chercher à démêler... Dans cet extrait, monsieur Palomar a décidé de regarder les choses “ du dehors ”. 


Un monde qui regarde et un monde regardé : les aventures du regard 

A la suite d'une série de mésaventures intellectuelles qui ne méritent pas d'être rappelées, monsieur Palomar a décidé que son activité principale serait de regarder les choses du dehors. Un peu myope, distrait, introverti, il ne semble pas appartenir par son tempérament à ce type humain qu'on définit habituellement comme observateur. Il lui est pourtant toujours arrivé que certaines choses - un mur de pierre, un coquillage vide, une feuille, une théière - requièrent de lui une attention prolongée et minutieuse, en se présentant à ses yeux : il se met à les observer presque sans s'en rendre compte, son regard commence à les parcourir dans tous leurs détails et il n'arrive plus à se détacher d'eux. Monsieur Palomar a décidé que, dorénavant, il redoublera d'attention : d'abord, en ne laissant pas échapper ces appels qui lui viennent des choses ; ensuite, en attribuant à cette opération d'observation l'importance qu'elle mérite. 
Un premier moment de crise survient à cet instant : monsieur Palomar, sûr que dorénavant le monde lui dévoilera une richesse infinie de choses à regarder, cherche à fixer tout ce qui lui tombe sous les yeux : il n'en tire aucun plaisir, et s'arrête. À cette phase succède une seconde, dans laquelle il est convaincu que ce qu'il doit regarder ce sont seulement certaines choses et non pas d'autres, et qu'il faut qu'il aille à leur recherche ; pour ce faire, il doit chaque fois affronter des problèmes de choix, d'exclusion, des hiérarchies de préférence ; il s'aperçoit vite qu'il est en train de tout gâcher, comme toujours dès qu'il met en jeu son propre moi et tous les problèmes qu'il a avec. 
Mais comment faire pour regarder quelque chose en mettant de côté le moi ? À qui appartiennent les yeux qui regardent ? On pense d'habitude que le moi, c'est quelqu'un qui se penche à la terrasse de ses propres yeux comme on se met au bord d'une fenêtre et regarde le monde qui s'étend dans toute son ampleur là devant lui. Donc : il y a une fenêtre ouverte sur le monde. Au-delà, il y a le monde. Et en deçà ? 
Toujours le monde : que voulez-vous qu'il y ait d'autre ? Par un petit effort de concentration, Palomar réussit à déplacer le monde tel qu'il se trouvait là devant et à le mettre bien en vue à la fenêtre même. 
Mais alors, que reste-t-il au-dehors de celle-ci ? Le monde encore, qui en cette occasion s'est donc dédoublé en un monde qui regarde et un monde qui est regardé. Et lui, que l'on nomme aussi “ moi ”, c'est-à-dire monsieur Palomar ? N'est-il pas lui aussi un morceau de monde en train de regarder un autre morceau de monde ? Ou bien, puisqu'il y a monde en deçà et monde au-delà de la fenêtre, le moi ne serait-il rien d'autre que la fenêtre à travers laquelle le monde regarde le monde ? Pour se regarder lui-même, le monde a besoin des yeux (et des lunettes) de monsieur Palomar. 

Italo Calvino, Palomar, trad. J.-P Manganaro, Éd. du Seuil, 1985, pp. 111-112. 


jeudi 23 septembre 2010

Kant : le pouvoir de dire je



Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l'homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l'unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c'est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu'il ne peut pas encore dire le Je, car il l'a cependant dans sa pensée ; ainsi toutes les langues, lorsqu'elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l'expriment l'as par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l'entendement. Il faut remarquer que l'enfant, qui sait déjà parler assez correctement, ne commence qu'assez tard (peut-être un an après) à dire Je ; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.); et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l'autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir; maintenant il se pense.





                                                                        Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique

Le sujet : analyse sémantique

mercredi 22 septembre 2010

Karl Jaspers : "nous sommes responsables"

« Nous sommes conscient de notre liberté si nous reconnaissons que certaines exigences nous concernent.  Il dépend de nous de les satisfaire ou de nous y dérober. Nous ne pouvons pas sincèrement contester le fait que nous prenons des décisions et que par là nous décidons de nous-mêmes, nous sommes responsables.
Celui qui tente de le nier doit s’interdire, s’il est conséquent, toute exigence à l’égard d’autres hommes. Un accusé voulut un jour plaider son innocence devant le tribunal ; il allégua qu’il était né avec des dispositions qui l’avaient entraîné au mal et que, ne pouvant agir différemment, il ne devait pas être tenu pour responsable. Le juge répondit avec esprit que la même raison justifiait également sa conduite à lui, juge ; il ne pouvait pas non plus faire autrement que de condamner, étant ce qu’il était et forcé par là d’agir selon les lois donnés. »

Karl Jaspers*, Introduction à la philosophie, chapitre VI, L’homme  (Einführung in die Philosophie , 1950), trad. J. Hersch, Plon, 1951.

*Philosophe allemand (Oldenburg, 1883 — Bâle, 1969). D'abord médecin-psychiatre (Manuel de psychopathologie générale, 1913), Karl Jaspers a enseigné à Heidelberg, puis, opposé au nazisme, il fut accueilli par l'université de Bâle.

mardi 21 septembre 2010

Kant : "Notre siècle est le vrai siècle de la critique"

On se plaint souvent de la pauvreté de la pensée dans notre siècle et de la décadence de la véritable science. Mais je ne vois pas que celles dont les fondements sont bien établis, comme les mathématiques, la physique, etc., méritent le moins du monde ce reproche ; il me semble, au contraire, qu'elles soutiennent fort bien leur vieille réputation de solidité, et qu'elles l'ont même surpassée dans ces derniers temps. Or, le même esprit produirait le même effet dans les autres branches de la connaissance, si l'on s'appliquait d'abord à en rectifier les principes. Tant qu'on ne l'aura pas fait, l'indifférence, le doute, et finalement une sévère critique, sont plutôt des preuves d'une certaine profondeur de pensée. Notre siècle est le vrai siècle de la critique ; rien ne doit y échapper. En vain la religion avec sa sainteté, et la législation avec sa majesté, prétendent-elles s'y soustraire : elles ne font par là qu'exciter contre elles-mêmes de justes soupçons, et elles perdent tout droit à cette sincère estime que la raison n'accorde qu'à ce qui a pu soutenir son libre et public examen.
                        Kant, Critique de la raison pure, Préface de la première édition, note 2




lundi 20 septembre 2010

Le sens de la philosophie (leçon introductive)



LEÇON INTRODUCTIVE : LE SENS DE LA PHILOSOPHIE


1. PHILOSOPHIE ET SAGESSE ( = De quoi la philosophie est-elle la quête ?)

a. Autour du sens d’un mot. Quelle sagesse ?
b. La philosophie : quête de vérité, de bonheur ou de sens ?
c. Philosophie, science et religion.

2. L’ORIGINE DE LA PHILOSOPHIE  ( = Qu’est-ce qui pousse les hommes à philosopher ?)

a. Commencement et origine.
b. L'étonnement et le doute.
c. La conscience de notre condition.

3. SIGNIFICATION DE LA PHILOSOPHIE (  = A quoi reconnaît-on les philosophes ?)

a. La sagesse de Socrate (Platon, Apologie de Socrate).
b. Un examen critique des savoirs, des pratiques et des croyances.
c. Un « air de famille » : L’ironie de Socrate, le doute Cartésien, la critique Kantienne.

4. L’OBJET DE LA PHILOSOPHIE (= La philosophie a-t-elle un objet propre ?)

a. Les quatre questions de la philosophie (Kant)
b. Sens de « la question de l’homme » ?
c. Conclusion. Progression (problèmes généraux).




Actualité philosophique

Thérèse Delpech


Professeur agrégée de philosophie, chercheur au Ceri et membre de l'Institut international des Etudes stratégiques, Thérèse Delpech est l'auteur de nombreux ouvrages, dont « Politique du chaos» (Seuil), « l'Ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle » (Grasset) et « le Grand Perturbateur» (Grasset). Elle publie aujourd'hui « l'Appel de l'ombre. Puissance de l'irrationnel » chez Grasset.

jeudi 16 septembre 2010

Epicure : Lettre à Ménécée

Version mp3




EPICURE
Lettre à Ménécée


Epicure à Ménécée,
Même jeune, on ne doit pas hésiter à philosopher. Ni, même au seuil de la vieillesse, se fatiguer de l’exercice philosophique. Il n’est jamais trop tôt, qui que l’on soit, ni trop tard pour l’assainissement de l’âme. Tel, qui dit que l’heure de philosopher n’est pas venue ou qu’elle est déjà passée, ressemble à qui dirait que pour le bonheur, l’heure n’est pas venue ou qu’elle n’est plus. Sont donc appelés à philosopher le jeune comme le vieux. Le second pour que, vieillissant, il reste jeune en biens par esprit de gratitude à l’égard du passé. Le premier pour que jeune, il soit aussi un ancien par son sang-froid à l’égard de l’avenir. En définitive, on doit donc se préoccuper de ce qui crée le bonheur, s’il est vrai qu’avec lui nous possédons tout, et que sans lui nous faisons tout pour l’obtenir.
Ces conceptions, dont je t’ai constamment entretenu, garde-les en tête. Ne les perds pas de vue quand tu agis, en connaissant clairement qu’elles sont les principes de base du bien vivre.
D’abord, tenant le dieu pour un vivant immortel et bienheureux, selon la notion du dieu communément pressentie, ne lui attribue rien d’étranger à son immortalité ni rien d’incompatible avec sa béatitude. Crédite-le, en revanche, de tout ce qui est susceptible de lui conserver, avec l’immortalité, cette béatitude. Car les dieux existent : évidente est la connaissance que nous avons d’eux. Mais tels que la foule les imagine communément, ils n’existent pas : les gens ne prennent pas garde à la cohérence de ce qu’ils imaginent. N’est pas impie qui refuse des dieux populaires, mais qui, sur les dieux, projette les superstitions populaires. Les explications des gens à propos des dieux ne sont pas des notions établies à travers nos sens, mais des suppositions sans fondement. De là l’idée que les plus grands dommages sont amenés par les dieux ainsi que les bienfaits. En fait, c’est en totale affinité avec ses propres vertus que l’on accueille ceux qui sont semblables à soi-même, considérant comme étranger tout ce qui n’est pas tel que soi.
Accoutume-toi à penser que pour nous la mort n’est rien, puisque tout bien et tout mal résident dans la sensation, et que la mort est l’éradication de nos sensations. Dès lors, la juste prise de conscience que la mort ne nous est rien autorise à jouir du caractère mortel de la vie : non pas en lui conférant une durée infinie, mais en l’amputant du désir d’immortalité.
Il s’ensuit qu’il n’y a rien d’effrayant dans le fait de vivre, pour qui est authentiquement conscient qu’il n’existe rien d’effrayant non plus dans le fait de ne pas vivre. Stupide est donc celui qui dit avoir peur de la mort non parce qu’il souffrira en mourant, mais parce qu’il souffre à l’idée qu’elle approche. Ce dont l’existence ne gêne point, c’est vraiment pour rien qu’on souffre de l’attendre ! Le plus effrayant des maux, la mort ne nous est rien, disais-je : quand nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes plus ! Elle ne concerne donc ni les vivants ni les trépassés, étant donné que pour les uns, elle n’est point, et que les autres ne sont plus. Beaucoup de gens pourtant fuient la mort, soit en tant que plus grands des malheurs, soit en tant que point final des choses de la vie.
Le sage, lui ne craint pas le fait de n’être pas en vie : vivre ne lui convulse pas l’estomac, sans qu’il estime être mauvais de ne pas vivre. De même qu’il ne choisit jamais la nourriture la plus plantureuse, mais la plus goûteuse, ainsi n’est-ce point le temps le plus long, mais le plus fruité qu’il butine ? Celui qui incite d’un côté le jeune à bien vivre, de l’autre le vieillard à bien mourir est un niais, non tant parce que la vie a de l’agrément, mais surtout parce que bien vivre et bien mourir constituent un seul et même exercice. Plus stupide encore celui qui dit beau de n’être pas né, ou « sitôt né, de franchir les portes de l’Hadès ».
S’il est persuadé de ce qu’il dit, que ne quitte-t-il la vie sur-le-champ ? Il en a l’immédiate possibilité, pour peu qu’il le veuille vraiment. S’il veut seulement jouer les provocateurs, sa désinvolture en la matière est déplacée.
Souvenons-nous d’ailleurs que l’avenir, ni ne nous appartient, ni ne nous échappe absolument, afin de ne pas tout à fait l’attendre comme devant exister, et de n’en point désespérer comme devant certainement ne pas exister.
Il est également à considérer que certains d’entre les désirs sont naturels, d’autres vains, et que si certains des désirs naturels sont nécessaires, d’autres ne sont seulement que naturels. Parmi les désirs nécessaires, certains sont nécessaires au bonheur, d’autres à la tranquillité durable du corps, d’autres à la vie même. Or, une réflexion irréprochable à ce propos sait rapporter tout choix et tout rejet à la santé du corps et à la sérénité de l’âme, puisque tel est le but de la vie bienheureuse. C’est sous son influence que nous faisons toute chose, dans la perspective d’éviter la souffrance et l’angoisse. Quand une bonne fois cette influence a établi sur nous son empire, toute tempête de l’âme se dissipe, le vivant n’ayant plus à courir comme après l’objet d’un manque, ni à rechercher cet autre par quoi le bien, de l’âme et du corps serait comblé. C’est alors que nous avons besoin de plaisir : quand le plaisir nous torture par sa non-présence. Autrement, nous ne sommes plus sous la dépendance du plaisir.
Voilà pourquoi nous disons que le plaisir est le principe et le but de la vie bienheureuse. C’est lui que nous avons reconnu comme bien premier et congénital. C’est de lui que nous recevons le signal de tout choix et rejet. C’est à lui que nous aboutissons comme règle, en jugeant tout bien d’après son impact sur notre sensibilité.


Justement parce qu’il est le bien premier et né avec notre nature, nous ne bondissons pas sur n’importe quel plaisir : il existe beaucoup de plaisirs auxquels nous ne nous arrêtons pas, lorsqu’ils impliquent pour nous une avalanche de difficultés. Nous considérons bien des douleurs comme préférables à des plaisirs, dès lors qu’un plaisir pour nous plus grand doit suivre des souffrances longtemps endurées. Ainsi tout plaisir, par nature, a le bien pour intime parent, sans pour autant devoir être cueilli. Symétriquement, toute espèce de douleur est un mal, sans que toutes les douleurs soient à fuir obligatoirement. C’est à travers la confrontation et l’analyse des avantages et désavantages qu’il convient de se décider à ce propos. A certains moments, nous réagissons au bien selon les cas comme à un mal, ou inversement au mal comme à un bien.
Ainsi, nous considérons l’autosuffisance comme un grand bien : non pour satisfaire à une obsession gratuite de frugalité, mais pour que le minimum, au cas où la profusion ferait défaut, nous satisfasse. Car nous sommes intimement convaincus qu’on trouve d’autant plus d’agréments à l’abondance qu’on y est moins attaché, et que si tout ce qui est naturel est plutôt facile à se procurer, ne l’est pas tout ce qui est vain. Les nourritures savoureusement simples vous régalent aussi bien qu’un ordinaire fastueux, sitôt éradiquée toute la douleur du manque : pain et eau dispensent un plaisir extrême, dès lors qu’en manque on les porte à sa bouche. L’accoutumance à des régimes simples et sans faste est un facteur de santé, pousse l’être humain au dynamisme dans les activités nécessaires à la vie, nous rend plus aptes à apprécier, à l’occasion, les repas luxueux et, face au sort, nous immunise contre l’inquiétude.
Quand nous parlons du plaisir comme d’un but essentiel, nous ne parlons pas des plaisirs du noceur irrécupérable ou de celui qui a la jouissance pour résidence permanente - comme se l’imaginent certaines personnes peu au courant et réticentes à nos propos, ou victimes d’une fausse interprétation - mais d’en arriver au stade où l’on ne souffre pas du corps et ou l’on n’est pas perturbé de l’âme. Car ni les beuveries, ni les festins continuels, ni les jeunes garçons ou les femmes dont on jouit, ni la délectation des poissons et de tout ce que peut porter une table fastueuse ne sont à la source de la vie heureuse : c’est ce qui fait la différence avec le raisonnement sobre, lucide, recherchant minutieusement les motifs sur lesquels fonder tout choix et tout rejet, et chassant les croyances à la faveur desquelles la plus grande confusion s’empare de l’âme.
Au principe de tout cela, comme plus grand bien : la prudence. Or donc, la prudence, d’où sont issues toutes les autres vertus, se révèle en définitive plus précieuse que la philosophie : elle nous enseigne qu’on ne saurait vivre agréablement sans prudence , sans honnêteté et sans justice, ni avec ces trois vertus vivre sans plaisir. Les vertus en effet participent de la même nature que vivre avec plaisir, et vivre avec plaisir en est indissociable.
D’après toi, quel homme surpasse en force celui qui sur les dieux nourrit des convictions conformes à leurs lois ? Qui face à la mort est désormais sans crainte ? Qui a percé à jour le but de la nature, en discernant à la fois comme il est aisé d’obtenir et d’atteindre le "summum" des biens, et comme celui des maux est bref en durée ou en intensité ; s’amusant de ce que certains mettent en scène comme la maîtresse de tous les événements – les uns advenant certes par nécessité, mais d’autres par hasard, d’autres encore par notre initiative –, parce qu’il voit bien que la nécessité n’a de comptes à rendre à personne, que le hasard est versatile, mais que ce qui vient par notre initiative est sans maître, et que c’est chose naturelle si le blâme et son contraire la suivent de près (en ce sens, mieux vaudrait consentir à souscrire au mythe concernant les dieux, que de s’asservir aux lois du destin des physiciens naturalistes : la première option laisse entrevoir un espoir, par des prières, de fléchir les dieux en les honorant, tandis que l’autre affiche une nécessité inflexible). Qui témoigne, disais-je, de plus de force que l’homme qui ne prend le hasard ni pour un dieu, comme le fait la masse des gens (un dieu ne fait rien de désordonné), ni pour une cause fluctuante (il ne présume pas que le bien ou le mal, artisans de la vie bienheureuse, sont distribués aux hommes par le hasard, mais pense que, pourtant, c’est le hasard qui nourrit les principes de grands biens ou de grands maux) ; l’homme convaincu qu’il est meilleur d’être dépourvu de chance particulière tout en raisonnant bien que d’être chanceux en déraisonnant ; l’idéal étant évidemment, en ce qui concerne nos actions, que ce qu’on a jugé « bien » soit entériné par le hasard.
A ces questions, et à toutes celles qui s’y rattachent, réfléchis jour et nuit pour toi-même et pour qui est semblable à toi, et jamais tu ne seras troublé ni dans la veille ni dans tes rêves, mais tu vivras comme un dieu parmi les humains. Car il n’a rien de commun avec un animal mortel, l’homme vivant parmi des biens immortels."

Descartes : Méditations métaphysiques

Texte intégral

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Platon : Apologie de Socrate

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Traduction de Victor Cousin
Texte grec


APOLOGIE DE SOCRATE.

De Platon


[17a] Je ne sais, Athéniens, quelle impression mes accusateurs ont faite sur vous. Pour moi, en les entendant, peu s'en est fallu que je ne me méconnusse moi-même, tant ils ont parlé d'une manière persuasive; et cependant, à parler franchement, ils n'ont pas dit un mot qui soit véritable.

Mais, parmi tous les mensonges qu'ils ont débités, ce qui m'a le plus surpris, c'est lorsqu'ils vous ont recommandé de vous bien

[17b] tenir en garde contre mon éloquence ; car, de n'avoir pas craint la honte du démenti que je vais leur donner tout à l’heure, en faisant voir que je ne suis point du tout éloquent , voilà ce qui m'a paru le comble de l'impudence, à moins qu'ils n'appellent éloquent celui qui dit la vérité. Si c'est là ce qu'ils veulent dire, j'avoue alors que je suis un habile orateur, mais non pas à leur manière; car, encore une fois, ils n'ont pas dit un mot qui soit véritable; et de ma bouche vous entendrez la vérité toute entière, non pas, il est vrai, Athéniens, dans les discours étudiés, comme ceux le mes adversaires, et brillants de

[17c] tous les artifices du langage, mais au contraire dans les termes qui se présenteront à moi les premiers; en effet, j'ai la confiance que je ne dirai rien qui ne soit juste. Ainsi que personne n'attende de moi autre chose. Vous sentez bien qu'il ne me siérait guère, à mon âge, de paraître devant vous comme un jeune homme qui s'exerce à bien parler. C'est pourquoi la seule grâce que je vous demande, c'est que, si vous m'entendez employer pour ma défense le même langage dont j'ai coutume de me servir dans la place publique, aux comptoirs des banquiers, où vous m'avez souvent entendu, ou partout ailleurs, vous n'en soyez pas surpris, et ne vous emportiez pas contre moi; car c'est aujourd'hui la première fois de ma vie que je parais devant un tribunal,

[17d] à l'âge de plus de soixante-dix ans; véritablement donc je suis étranger au langage qu'on parle ici. Eh bien! de même que, si j'étais réellement un étranger, vous me laisseriez parler dans

[18a] la langue et à la manière de mon pays, je vous conjure, et, je ne crois pas vous faire une demande injuste, de me laisser maître de la forme de mon discours, bonne ou mauvaise et de considérer seulement; mais avec attention, si ce que je dis est juste ou non : c'est en cela que consiste toute la vertu du juge ; celle de l'orateur est de dire la vérité.

D'abord, Athéniens, il faut que je réfute les premières accusations dont j'ai été l'objet, et mes premiers, accusateurs; ensuite les accusateurs, récentes et les accusateurs qui viennent de

[18b] s'élever contre moi. Car, Athéniens, j'ai beaucoup d'accusateurs auprès de vous, et depuis bien des années, qui n'avancent rien qui ne soit faux, et que pourtant je crains plus qu'Anytus et ceux, qui se joignent à lui, bien que ceux-ci soient très redoutables; mais les autres le sont encore beaucoup plus. Ce sont eux, Athéniens, qui, s’emparant de la plupart d'entre vous dès votre enfance, vous ont répété, et vous ont fait accroire qu’il y a un certain Socrate, homme savant, qui s'occupe de ce qui se passe dans le ciel et sous la terre, et qui d’une mauvaise cause en sait faire une bonne.

[18c] Ceux qui répandent ces bruits, voilà mes vrais accusateurs; car, en les entendant, on se persuade que les hommes, livrés à de pareilles recherches, ne croient pas qu'il y ait des Dieux. D'ailleurs, ces accusateurs sont en fort grand nombre, et il y a déjà longtemps qu'ils travaillent à ce complot et puis, ils vous ont prévenus de cette opinion dans l'âge de la crédulité; car alors vous étiez enfants pour la plupart, ou dans la première jeunesse : ils m'accusaient donc auprès de vous tout à leur aise, plaidant contre un homme qui ne se défend pas; et ce qu'il y a de plus bizarre, c'est

qu'il ne m'est pas permis de connaître, ni de nommer

[18d]  mes accusateurs, à l'exception d'un certain faiseur de comédies. Tous ceux qui, par envie et pour me décrier, vous ont persuadé ces faussetés, et ceux qui, persuadés eux-mêmes, ont persuadé les autres, échappent à toute poursuite, et je ne puis ni les appeler devant vous, ni les réfuter; de sorte que je me vois réduit à combattre des fantômes, et à me défendre sans que personne m'attaque. Ainsi mettez-vous dans l'esprit que j'ai affaire à deux sortes d'accusateurs, comme je viens de le dire; les uns qui m'ont accusé depuis longtemps, les autres qui m'ont cité en dernier lieu; et croyez, je vous prie,

[18e]  qu'il est nécessaire que je commence par répondre aux premiers; car ce sont eux que vous avez d'abord écoutés, et ils ont fait plus d'impression sur vous que les autres.

Eh bien donc, Athéniens, il faut se défendre,

[19a] et tâcher d'arracher de vos esprits une calomnie qui y est déjà depuis longtemps, et cela en aussi peu d'instants. Je souhaite y réussir, s'il en peut résulter quelque bien pour vous et pour moi; je souhaite que cette défense me serve; mais je regarde la chose comme très difficile, et je ne m'abuse point à cet égard. Cependant qu'il arrive tout ce qu'il plaira aux dieux, il faut obéir à la loi, et se défendre.

Reprenons donc dans son principe l'accusation

[19b]  sur laquelle s'appuient mes calomniateurs, et qui a donné à Mélitus la confiance de me traduire devant le tribunal. Voyons; que disent mes calomniateurs? Car il faut mettre leur accusation dans les formes, et la lire comme si, elle était écrite, et le serment prêté  : Socrate est un homme dangereux, qui, par une curiosité criminelle, veut pénétrer ce qui se passe dans le ciel et sous la terre, fait une bonne cause d'une mauvaise,

[19c]  et enseigne aux autres ces secrets pernicieux. Voilà l'accusation; c'est ce que vous avez vu dans la comédie d'Aristophane, où l’on représente un certain Socrate, qui dit qu'il se promène dans les airs, et autres semblables extravagances sur des choses où je n'entends absolument rien; et je ne dis pas cela pour déprécier ce genre de connaissances, s'il y a quelqu'un qui y soit habile (et que Mélitus n'aille pas me faire ici de nouvelles affaires); mais c'est qu'en effet; je ne me suis jamais mêlé de ces matières, et je puis en prendre à témoin la plupart d'entre vous. Je vous conjure donc tous tans que vous êtes avec qui j'ai conversé, et il y en a ici un fort grand nombre, je vous conjure de déclarer si, vous m'avez jamais entendu parler de ces sortes de sciences, ni de près ni de loin; Par-là, vous jugerez des autres parties de l'accusation, où il n'y a pas un mot de vrai. Et si l'on vous dit que je me mêle d'enseigner, et que j'exige un salaire, c'est encore une fausseté. Ce n'est pas que je ne trouve fort beau de pouvoir instruire les hommes, comme font Gorgias de Léontium,  Prodicus de Coos ; et Hippias d'Élis. Ces illustres personnages parcourent toute la Grèce, attirant les jeunes gens qui pourraient, sans aucune dépense, s'attacher

[20a]  à tel de leurs concitoyens qu'il leur plairait de choisir; ils savent leur persuader de laisser là leurs concitoyens, et de venir à eux : ceux-ci les paient bien, et leur ont encore beaucoup d'obligation. J'ai ouï dire aussi qu'il était arrivé ici un homme de Paros, qui est fort habile; car m'étant trouvé l'autre jour chez un homme qui dépense plus en sophistes que tous nos autres, citoyens ensemble, Callias, fils d'Hipponicus; je m'avisai de lui dire, en parlant de ses deux fils : Callias, si, pour enfants, tu avais deux jeunes chevaux ou

[20b] deux jeunes taureaux, ne chercherions-nous pas à les mettre entre les mains d'un habile homme, que nous paierions bien, afin qu'il les rendît aussi beaux et aussi bons qu'ils peuvent être, et qu'il leur donnât toutes les perfections de leur nature ? Et cet homme, ce serait probablement un cavalier ou un laboureur. Mais, puisque pour enfants tu as des hommes, à qui as-tu résolu de les confier ? Quel maître avons-nous en ce genre, pour les vertus de l'homme et du citoyen ? Je m'imagine qu'ayant des enfants; tu as dû penser à cela ? As-tu quelqu'un ? lui dis-je. Sans doute, me répondit-il. Et qui donc? repris-je; D’où est-il? Combien prend-il? C'est Évène, Socrate, me répondit Callias; il est de Paros, et prend cinq mines. Alors je félicitai Évène, s'il était vrai qu'il eût ce talent, et qu'il l'enseignât à si bon marché. Pour moi, j'avoue

[20c] que je serais bien fier et bien glorieux, si j'avais cette habileté; mais malheureusement je ne l'ai point, Athéniens.

Et ici quelqu'un de vous me dira sans doute :

Mais, Socrate, que fais-tu donc ? Et d'où viennent ces calomnies que l'on a répandues contre toi? Car si tu ne faisais rien de plus ou autrement que les autres, on n'aurait jamais tant parlé de toi. Dis-nous donc ce que c'est, afin que nous ne portions pas un jugement téméraire.

[20d] Rien de plus juste assurément qu'un pareil langage; et je vais tâcher de vous expliquer ce qui m'a fait tant de réputation et tant d'ennemis. Écoutez-moi ; quelques-uns de vous croiront peut-être que je ne parle pas sérieusement; mais soyez bien persuadés que je ne vous dirai que la vérité. En effet, Athéniens, la réputation que j'ai acquise vient d'une certaine sagesse qui est en moi. Quelle est cette sagesse ? C'est peut-être une sagesse purement humaine; et je cours grand risque de n'être sage que de celle-là, tandis que les hommes dont je viens de vous parler

[20e] sont sages d'une sagesse bien plus qu'humaine. Je n'ai rien à vous dire de cette sagesse supérieure, car je ne l'ai point; et qui le prétend en impose et veut me calomnier. Mais je vous conjure, Athéniens, de ne pas vous émouvoir, si ce que je vais vous dire vous paraît d'une arrogance extrême; car je ne vous dirai rien qui vienne de moi, et je ferai parler devant vous une autorité digne de votre confiance; je vous donnerai de ma sagesse un témoin qui vous dira si elle est, et quelle elle est; et ce témoin c'est le dieu de Delphes. Vous connaissez tous

[21a] Chérephon, c'était mon ami d'enfance; il l'était aussi de la plupart d'entre vous; il fut exilé avec vous, et revint avec vous. Vous savez donc quel homme c'était que Chérephon , et quelle ardeur il mettait dans tout ce qu'il entreprenait. Un jour, étant allé à Delphes, il eut la hardiesse de demander à l'oracle (et je vous prie encore une fois de ne pas vous émouvoir de ce que je vais dire ); il lui demanda s'il y avait au monde un homme plus sage que moi : la Pythie lui répondit qu'il n'y en avait aucun. A défaut de Chérephon, qui est mort, son frère, qui est ici,

[21b]  pourra vous le certifier. Considérez bien, Athéniens, pourquoi je vous dis toutes ces choses, c'est uniquement pour vous faire voir d'où viennent les bruits qu'on a fait courir contre moi.

Quand je sus la réponse de l'oracle, je me dis en moi-même : que veut dire le dieu ? Quel sens cachent ses paroles ? Car je sais bien qu'il n'y a en moi aucune sagesse, ni petite ni grande; Que veut-il donc dire, en me déclarant le plus sage des hommes ? Car enfin il ne ment point; un dieu ne saurait mentir. Je fus longtemps dans une extrême perplexité sur le sens de l'oracle, jusqu'à ce qu'enfin, après bien des incertitudes, je pris le parti que vous allez entendre pour

[21c] connaître l'intention du dieu. J'allai chez un de nos concitoyens, qui passe pour un des plus sages de la ville; et j'espérais que là, mieux qu'ailleurs, je pourrais confondre l'oracle, et lui dire : Tu as déclaré que je suis le plus sage des hommes, et celui-ci est plus sage que moi. Examinant donc cet homme, dont je n'ai que faire de vous dire le nom, il suffit que c'était un de nos plus grands politiques, et m'entretenant avec lui, je trouvai qu'il passait pour sage aux yeux de tout le monde, surtout aux siens, et qu'il ne l'était point. Après cette découverte, je m'efforçai de lui faire voir qu'il n'était nullement ce qu'il croyait être ; et voilà déjà ce qui me rendit odieux

[21d]  à cet homme et à tous ses amis, qui assistaient à notre conversation. Quand je l'eus quitté, je raisonnai ainsi en moi-même : Je suis plus sage que cet homme. Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux; mais il y a cette différence que lui , il croit savoir, quoiqu'il ne sache rien; et que moi, si je me sais rien, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc qu'en cela du moins je suis un peu plus sage, que je ne crois pas savoir

[21e]  ce que je ne sais point. De là, j'allai chez un autre, qui passait encore pour plus sage que le premier; je trouvai la même chose, et je-me fis là de nouveaux ennemis. Cependant je ne me rebutai point; je sentais bien quelles haines j'assemblais sur moi; j'en étais affligé, effrayé même: Malgré cela, je crus que je devais préférer à toutes choses la voix du dieu, et, pour en trouver le véritable sens, aller de porte en porte chez tous ceux

[22a]  qui avaient le plus de réputation; et je vous jure, Athéniens, car il faut vous dire la vérité, que voici le résultat que me laissèrent mes recherches: Ceux qu'on vantait le plus me satisfirent le moins, et ceux dont on n'avait aucune opinion, je les trouvai  beaucoup plus près de la sagesse. Mais il faut achever de vous raconter mes courses et les travaux que j'entrepris. Pour m'assurer de la vérité de l'oracle. Après les politiques, je m'adressai

[22b] aux poètes tant à ceux qui font des tragédies, qu'aux poètes dithyrambiques et autres, ne doutant point que je ne prisse là sur le fait mon ignorance et leur supériorité. Prenant ceux de leurs ouvrages qui me paraissaient travaillés avec le plus de soin, je leur demandai ce qu'ils avaient voulu dire, désirant m'instruire dans leur entretien. J'ai honte, Athéniens, de vous dire la vérité; mais il faut pourtant vous la dire. De tous ceux qui étaient là présents, il n'y en avait presque pas un qui ne fut capable de rendre compte de ces poèmes mieux que ceux qui les avaient faits. Je reconnus donc bientôt que ce n'est pas la raison qui, dirige le poète, mais une sorte d'inspiration naturelle,

[22c] un enthousiasme semblable à celui qui transporte le prophète et le devin, qui disent tous de fort belles choses, mais sans rien comprendre, à ce qu'ils disent. Les poètes me parurent dans Je même cas, et je m'aperçus en même temps qu'à cause de leur talent pour la poésie, ils se croyaient sur tout le reste les plus sages des hommes; ce qu'ils n'étaient en aucune manière. Je les quittai donc, persuadé que j'étais au-dessus d'eux, par le même endroit qui m'avait mis au-dessus des politiques.

[22d]  Des poètes, je passai aux artistes. J'avais la con-science de n'entendre rien aux arts, et j'étais bien persuadé que les artistes possédaient mille secrets admirables, en quoi je ne me trompais point. Ils savaient bien des choses que j'ignorais ; et en cela ils étaient beaucoup plus habiles que moi.. Mais, Athéniens, les plus habiles me parurent tomber dans les mêmes défauts que les poètes; il n'y en avait pas un qui, parce qu'il excellait, dans son art, ne crut très-bien savoir les choses les plus importantes, et cette folle présomption

[22e] gâtait leur habileté; de sorte que, me mettant à la place de l'oracle, et me demandant à moi-même lequel j'aimerais mieux ou d'être tel que je suis, sans leur habileté et aussi sans leur ignorance; ou d'avoir leurs avantages avec leurs défauts; je me répondis à moi-même et à l'oracle : J'aime mieux être comme je suis. Ce sont ces recherchés, Athéniens, qui ont excité contre

[23a]  moi tant d'inimitiés dangereuses; de là toutes les calomnies répandues sur mon compte, et ma réputation de sage; car tous ceux qui m'entendent croient que je sais toutes les choses sur lesquelles je démasque l'ignorance des autres. Mais, Athéniens, la vérité est qu'Apollon seul est sage, et qu'il a voulu dire seulement, par son oracle, crue toute la sagesse humaine n'est pas grand'chose, ou même qu'elle n'est rien; et il est évident que l'oracle ne parle pas ici de moi, mais qu'il s'est servi de mon nom comme d'un

[23b] exemple, et comme s'il eût dit à tous les hommes : Le plus sage d'entre vous, c'est celui qui, comme Socrate, reconnaît que sa sagesse n'est rien. Convaincu de cette vérité, pour m'en assurer encore davantage, et pour obéir au dieu, je continue ces recherches, et vais examinant tous ceux de nos concitoyens et des étrangers, en qui j'espère trouver la vraie sagesse; et quand je ne l'y trouve point, je sers d'interprète à l'oracle, en leur faisant voir qu'ils ne sont point sages. Cela m'occupe si fort, que je n'ai pas eu le temps d'être un peu utile à la république, ni à ma

[23c] famille; et mon dévouement au service du dieu m'a mis dans une gêne extrême. D'ailleurs; beaucoup de jeunes gens, qui ont du loisir, et qui appartiennent à de riches familles, s'attachent à moi, et prennent un grand plaisir à voir de quelle manière j'éprouve les hommes; eux-mêmes ensuite tâchent de m'imiter, et se mettent à éprouver ceux qu'ils rencontrent; et je ne doute pas qu'ils ne trouvent une abondante moisson; car il ne manque pas de gens qui croient tout savoir, quoiqu'ils ne sachent rien, ou très-peu de chose. Tous ceux qu'ils convainquent ainsi d'ignorance s'en prennent à moi, et non pas à eux, et vont disant qu'il y a un certain Socrate,

[23d] qui est une vraie peste pour les jeunes gens; et quand on leur demande ce que fait ce Socrate, ou ce qu'il enseigne, ils n'en savent rien; mais, pour ne pas demeurer court, ils mettent en avant ces accusations banales qu'on fait ordinairement aux philosophes, qu'il recherche ce qui se passe dans le ciel et sous la terre; qu'il ne croit point aux dieux, et qu'il rend bonnes les plus mauvaises causes; car ils n'osent dire ce qui en est, que Socrate les prend sur le fait, et montre qu'ils

[23e] font semblant de savoir, quoiqu'ils ne sachent rien. Intrigants, actifs et nombreux, parlant de moi d'après un plan concerté et avec une éloquence fort capable de séduire, ils vous ont depuis longtemps rempli les oreilles des bruits les plus perfides, et poursuivent sans relâche leur système de calomnie. Aujourd'hui ils me détachent Mélitus, Anytus et Lycon.

[24a]  Mélitus représente les poètes; Anytus, les politiques et les artistes; Lycon, les orateurs. C'est pourquoi, comme je le disais au commencement, je regarderais comme un miracle, si, en aussi peu de temps, je pouvais détruire une calomnie qui a déjà de vieilles racines dans vos esprits.

Vous avez entendu, Athéniens, la vérité toute pure; je ne vous cache et ne vous déguise rien, quoique je n'ignore pas que tout ce que je dis ne fait qu'envenimer la plaie ; et c'est cela même qui prouve que je dis la vérité, et que

[24b]  je ne me suis pas trompé sur la source de ces calomnies : et vous vous en convaincrez aisément, si vous voulez vous donner la peine d'approfondir cette affaire, ou maintenant ou plus tard.

Voilà contre mes premiers accusateurs une apologie suffisante; venons présentement aux derniers, et tâchons de répondre à Mélitus, cet homme de bien, si attaché à sa patrie, à ce qu'il assure. Reprenons cette dernière accusation comme nous avons fait la première; voici à peu près comme elle est concile : Socrate est coupable, en ce qu'il corrompt les jeunes gens, ne reconnait pas la religion de l'état, et met à

[24c]   la place des extravagances démoniaques ". Voilà l'accusation; examinons-en tous les chefs l'un après l'autre.

Il dit que je suis coupable, en ce que je corromps les jeunes gens. Et moi, Athénièns, je dis que c'est Mélitus qui est coupable, en ce qu'il se fait un jeu des choses sérieuses, et, de gai té de, cœur, appelle les gens en justice pour faire semblant de se soucier beaucoup de choses dont il ne s'est jamais mis en peine; et je m'en vais vous le prouver. Viens ici, Mélitus; dis-moi : Y a-t-il rien que tu aies tant à cœur que de rendre les

[24d] jeunes gens aussi vertueux qu'ils peuvent l'être?

MÉLITUS.

Non, sans doute.

SOCRATE.

Eh bien donc, dis à nos juges qui est-ce qui est capable de rendre les jeunes gens meilleurs? Car il ne faut pas douter que tu ne le saches, puisque cela t'occupe si fort. En effet, puisque tu as découvert celui qui les corrompt, et que tu l'as dénoncé devant ce tribunal, il faut que tu dises qui est celui qui peut les rendre meilleurs. Parle, Mélitus .... tu vois que tu es interdit, et ne sais que répondre: cela ne te semble-t-il pas honteux, et n'est-ce pas une preuve certaine que tu ne t'es jamais soucié de l'éducation de la jeunesse? Mais, encore une fois, digne Mélitus, dis-nous qui peut rendre les jeunes gens meilleurs?



MÉLITUS.

[24e]  Les lois.



SOCRATE.

Ce n'est pas là, excellent Mélitus, ce que je te demande. Je te demande qui est-ce? Quel est l'homme? Il est bien sûr que la première chose qu'il faut que cet homme sache, ce sont les lois.



MÉLITUS.

Ceux que tu vois ici, Socrate; les juges.



SOCRAT E.

Comment dis-tu, Mélitus? Ces juges sont capables d'instruire les jeunes gens, et de les rendre meilleurs?



MÉLITUS.

Certainement.



SOCRATE.

Sont-ce tous ces juges, ou y en a-t-il parmi eux qui le puissent, et d'autres qui ne le puissent pas ?



MÉLITUS.

Tous.



SOCRATE.

A merveille, par Junon; tu nous as trouvé un grand nombre de bons précepteurs. Mais poursuivons; et tous ces citoyens qui nous écoutent, peuvent-ils aussi  rendre les jeunes

[25a]  gens meilleurs, ou ne le peuvent-ils pas?



MÉLITUS:

Ils le peuvent aussi.



SOCRATE.

Et les sénateurs?



MÉLITUS.

Les sénateurs aussi.



SOCRATE.

Mais, mon cher Mélitus, tous ceux qui assistent aux assemblées du peuple ne pourraient-ils donc pas corrompre la jeunesse, ou sont-ils aussi tous capables de la rendre vertueuse?



MÉLITUS :

Ils en sont tous capables.



SOCRATE.

Ainsi, selon toi, tous les Athéniens peuvent être utiles à la jeunesse; hors moi; il n'y a que moi qui la corrompe : n'est-ce pas là ce que tu dis?



MÉLITUS.

C'est cela même.



SOCRATE.

En vérité, il faut que j'aie bien du malheur; mais continue de me répondre. Te paraît-il qu'il en soit de même des chevaux? Tous les hommes

[25b] peuvent-ils les rendre meilleurs, et n'y en a-t-il qu'un seul qui ait le secret de les gâter? Ou est-ce tout le contraire? N'y a-t-il qu'un seul homme, ou un bien petit nombre, savoir les écuyers, qui soient capables de les dresser? Et les autres hommes, s'ils veulent les monter et s'en servir, ne les gâtent-ils pas? N'en est-il pas de-même de tous les animaux? Oui, sans doute, soit qu'Anytus et toi, vous en conveniez ou que vous n'en conveniez point; et, en vérité, ce serait un grand bonheur pour la jeunesse, qu'il n'y eût

[25c]  qu'un seul homme qui pût la corrompre, et que tous les autres pussent la rendre vertueuse. Mais tu as suffisamment prouvé, Mélitus, que l'éducation de la jeunesse ne t'a jamais fort inquiété; et tes discours viennent de faire paraître clairement que tu ne t'es jamais occupé de la chose même pour laquelle tu me poursuis.

D'ailleurs, je t'en prie, au nom de Jupiter, Mélitus, réponds à ceci : Lequel est le plus avantageux d'habiter avec des gens de bien, ou d'habiter avec des méchants? Réponds-moi, mon ami; car je ne te demande rien de difficile. N'est-il pas vrai que les méchants font toujours quelque mal à ceux qui les fréquentent, et que les bons font toujours quelque bien à ceux qui vivent avec eux?



MELITUS.

Sans doute.



SOCRATE.

[25d]  Y a-t-il donc quelqu'un qui aime mieux recevoir du préjudice de la part de ceux qu'il fréquente, que d'en recevoir de l'utilité? Réponds-moi, Mélitus; car la loi ordonne de répondre. Y a-t-il quelqu'un qui aime mieux recevoir du mal que du bien?



MÉLITUS.

Non, il n'y a personne.



SOCRATE.

Mais voyons, quand tu m'accuses de corrompre la jeunesse, et de la rendre plus méchante, dis-tu que je la corromps à dessein, ou sans le vouloir ?



MÉLITUS.

A dessein.



SOCRATE.

Quoi donc! Mélitus, à ton âge, ta sagesse surpasse-t-elle de si loin la mienne à l'âge ou je suis parvenu, que tu saches fort bien que les méchants fassent toujours du mal à ceux qui

[25e] les fréquentent et que les bons leur font du bien, et que moi je sois assez ignorant pour ne savoir pas qu'en rendant méchant quelqu'un de ceux qui ont avec moi un commerce habituel, je m'expose à en recevoir du mal, et pour ne pas laisser malgré cela de m'attirer ce mal, le voulant et le sachant? En cela, Mélitus, je ne te crois point, et je ne pense pas qu'il y ait un homme au monde qui puisse te croire. Il faut de deux choses l'une, ou que je ne corrompe pas les

[26a]  jeunes gens; ou, si je les corromps, que ce soit malgré moi, et sans le savoir: et, dans tous les cas, tu es un imposteur. Si c'est malgré moi que je corromps la jeunesse, la loi ne veut pas qu'on appelle en justice pour des fautes involontaires; mais elle veut qu'on prenne en particulier ceux qui les commettent, et qu'on les instruise; car il est bien sûr qu'étant instruit, je cesserai de faire ce que, je fais malgré moi : mais tu t'en es bien gardé; tu n'as pas voulu me voir et m'instruire, et tu me traduis devant ce tribunal, où la loi veut qu'on cite ceux qui ont mérité des punitions, et non pas ceux qui n'ont besoin que de remontrances. Ainsi, Athéniens, voilà une

[26b] preuve bien évidente de ce que je vous disais, que Mélitus ne s'est jamais mis en peine de toutes ces choses-là, et qu'il n'y a jamais pensé. Cependant, voyons; dis-nous comment je corromps les jeunes gens: n'est-ce pas, selon ta dénonciation écrite, en leur apprenant à ne pas reconnaître les dieux que reconnaît la patrie, et en leur enseignant des extravagances sur les démons? N'est-ce pas là ce que tu dis?



MÉLITUS.

Précisément.



SOCRATE.

Mélitus, au nom de ces mêmes dieux dont il s'agit maintenant, explique-toi d'une manière un

[26c]  peu plus claire, et pour moi et pour ces juges; car je ne comprends pas si tu m'accuses d'enseigner qu'il y a bien des dieux (et dans ce cas, si je crois qu'il y a des dieux, je ne suis donc pas entièrement athée, et ce n'est pas là en quoi je suis coupable), mais des dieux qui ne sont pas ceux de l'état : est-ce là de quoi tu m'accuses? ou bien m'accuses-tu de n'admettre aucun dieu, et d'enseigner aux autres à n'en reconnaître aucun?



MÉLITUS.

[26d]  Je t'accuse de ne reconnaître aucun dieu.



SOCRATE.

O merveilleux Mélitus! pourquoi dis-tu cela? Quoi! je ne crois pas, comme les autres hommes, que le soleil et la lune sont des Dieux?



MÉLITUS.

Non, par Jupiter, Athéniens, il ne le croit pas; car il dit que le soleil est une pierre, et la lune une terre.



SOCRATE.

Tu crois accuser Anaxagore, mon cher Mélitus, et tu méprises assez nos juges, tu les crois assez ignorants, pour penser qu'ils ne savent pas que les livres d'Anaxagore de Clazomène sont pleins de pareilles assertions. D'ailleurs, les jeunes gens viendraient-ils chercher auprès de moi avec tant d'empressement une doctrine qu'ils pourraient aller à tout moment entendre débiter à

[26e]  l'orchestre, pour une dragme tout au plus, et qui leur donnerait une belle occasion de se moquer de Socrate, s'il s'attribuait ainsi des opinions qui ne sont pas à lui, et qui sont si étranges et si absurdes? Mais dis-moi, au nom de Jupiter, prétends-tu que je ne reconnais aucun dieu.



MÉLITUS.

Oui, par Jupiter, tu n'en reconnais aucun.



SOCRATE.

En vérité, Mélitus, tu dis là des choses incroyables, et auxquelles toi-même, à ce qu'il me semble, tu ne crois pas. Pour moi, Athéniens, il me paraît que Mélitus est un impertinent, qui n'a intenté cette accusation que pour m'insulter, et par une audace de jeune homme; il est venu ici

[27a] pour me tenter, en proposant une énigme, et disant en lui-même : Voyons si Socrate, cet homme qui, passe pour si sage, reconnaîtra que je me moque, et que je dis des choses qui se contredisent, ou si je le tromperai, lui et tous les auditeurs. En effet, il paraît entièrement se contredire dans, son accusation; c'est comme s'il disait : Socrate est coupable en ce qu'il ne reconnaît pas de dieux, et en ce qu'il reconnaît des dieux; vraiment c'est là se moquer. Suivez-moi, je vous en prie, Athéniens, et examinez avec moi en quoi je pense qu'il se contredit. Réponds,

[27b] Mélitus; et vous, juges, comme je vous en ai conjurés au commencement, souffrez que je parle ici à ma manière ordinaire. Dis, Mélitus; y a-t-il quelqu'un dans le monde qui croie qu'il y ait des choses humaines, et qui ne croie pas qu'il y ait des hommes?... Juges, ordonnez qu'il réponde et, qu'il ne fasse pas tant de bruit. Y a-t-il quelqu'un qui croie qu'il y a des règles pour dresser les chevaux, et qu'il n'y a pas de chevaux? des airs de flûte, et point de joueurs de flûte?... Il n'y a personne, excellent Mélitus. C'est moi qui te le dis, puisque tu ne veux pas répondre, et qui le dis à toute l'assemblée. Mais réponds à ceci: Y a-t-il quelqu'un qui admette quelque chose relatif aux démons, et qui croie

[27c]  pourtant qu'il n'y a point de démons?



MÉLITUS.

Non, sans doute.



SOCRATE.

Que tu m'obliges de répondre enfin, et à grand peine, quand les juges t'y forcent! Ainsi tu conviens que j'admets et que j'enseigne quelque chose sur les démons: que mon opinion, soit nouvelle, ou soit ancienne, toujours est-il, d'après toi-même, que j'admets quelque chose sur les démons; et tu l'as juré dans ton accusation. Mais si j'admets quelque chose sur les démons, il faut nécessairement que j'admette des démons; n'est-ce pas? .... Oui, sans doute; car je prends ton silence pour un consentement. Or, ne regardons-nous

[27d] pas les démons comme des dieux, ou des enfants des dieux? En conviens-tu, oui ou non ?



MELITUS.

J'en conviens.



SOCRATE.

Et par conséquent, puisque j'admets des démons de ton propre aveu, et que les démons sont des dieux, voilà justement la preuve de ce que je disais, que tu viens nous proposer des énigmes, et te divertir à mes dépens, en disant que je n'admets point de dieux, et que pourtant j'admets des dieux, puisque j'admets des démons. Et si les démons sont enfants des dieux, enfants bâtards, à la vérité, puisqu'ils les ont eus de nymphes ou, dit-on aussi, de simples mortelles, qui pourrait croire qu'il y a des enfants des dieux, et qu'il n'y ait pas des dieux?

[27e] Cela serait aussi absurde que de croire qu'il y a des mulets nés de chevaux ou d'ânes, et qu'il n'y a ni ânes ni chevaux. Ainsi, Mélitus, il est impossible que tu ne m'aies intenté cette accusation pour m'éprouver, ou faute de prétexte légitime pour me citer devant ce tribunal; car que tu persuades jamais à quelqu'un d'un peu de sens, que le même homme puisse croire qu'il y a des choses relatives aux démons et aux dieux,

[28a] et pourtant qu'il n'y a ni démons, ni dieux, ni héros, c'est ce qui est entièrement impossible.

Mais je n'ai pas besoin d'une plus longue défense, Athéniens; et ce que je viens de dire suffit, il me semble, pour faire voir que je ne suis point coupable, et que l'accusation de Mélitus est sans fondement. Et quant à ce que je vous disais au commencement, que j'ai contre moi de vives et nombreuses inimitiés, soyez bien persuadés qu'il en est ainsi; et ce qui me perdra si je succombe, ce ne sera ni Mélitus ni Anytus, mais l'envie et la calomnie, qui ont déjà fait périr tarit de gens de bien, et qui en feront encore périr tant d'autres; car il ne faut pas espérer

[28b]  que ce fléau s'arrête à moi.

Mais quelqu'un me dira peut-être : N'as-tu pas honte, Socrate, de t'être attaché à une étude qui te met présentement en danger de mourir?

Je puis répondre avec raison à qui me ferait cette objection :Vous êtes dans l’erreur, si vous croyez qu'un homme, qui vaut quelque chose, doit, considérer les chances de la mort ou de la vie, au lieu de chercher seulement, dans toutes ses démarches, si ce qu'il fait est juste ou injuste, et si c'est l'action d'un homme de bien ou d'un méchant. Ce seraient donc, suivant vous, des insensés que tous ces demi-dieux qui moururent au siège de Troie, et particulièrement le fils

[28c] de Thétis, qui comptait le danger pour si peu de chose, en comparaison de la honte, que la déesse sa mère, qui le voyait dans l'impatience d'aller tuer Hector, lui ayant parlé à peu près en ces termes, si je m'en souviens mon fils, si tu venges la mort de Patrocle, ton ami, en tuant Hector, tu mourras; car

Ton trépas doit suivre celui d'Hector;

lui, méprisant le péril et la mort, et

[28d] craignant beaucoup plus de vivre comme un lâche, sans venger ses amis :

Que je meure à l'instant,

s'écrie-t-il, pourvu que je punisse le meurtrier de Patrocle, et que je ne reste pas ici exposé au mépris,

Assis sur mes vaisseaux, fardeau inutile de la terre.

Est-ce là s'inquiéter du danger et de la mort?

Et en effet, Athéniens, c'est ainsi qu'il en doit être. Tout homme qui a choisi un poste, parce qu'il le jugeait le plus honorable, ou qui y a été placé par son chef, doit, à mon avis, y demeurer ferme, et ne considérer ni la mort, ni le péril, ni rien autre chose que l'honneur. Ce serait donc de ma part une étrange conduite,

Athéniens, si, après avoir gardé fidèlement, comme un brave soldat, tous les postes où j'ai

[28e] été mis par vos généraux, à Potidée, à Amphipolis et à Délium, et, après avoir souvent exposé ma vie, aujourd'hui que le dieu de Delphes m'ordonne, à ce que je crois, et comme je l'interprète moi-même, de passer mes jours dans l'étude de la philosophie, en m'examinant moi-même, et en examinant les autres, la peur de

[29a]  la mort, ou quelque autre danger, me faisait abandonner ce poste. Ce serait là une conduite bien étrange, et c'est alors vraiment qu'il faudrait me citer devant ce tribunal comme un impie qui ne reconnaît point de dieux, qui désobéit à l'oracle, qui craint la mort, qui se croit sage, et qui ne l'est pas; car craindre la mort, Athéniens, ce n'est autre chose que se croire sage sans l'être, car c'est croire connaître ce que l'on ne connaît point. En effet, personne ne connaît ce que c'est que la mort, et si elle n'est pas le plus grand de tous les biens pour l'homme.

[29b] Cependant on la craint, comme si l'on savait certainement que c'est le plus grand de tous les maux. Or, n'est-ce pas l'ignorance la plus honteuse que de croire connaître ce que l'on ne connaît point? Pour moi, c'est peut-être en cela que je suis différent de la plupart des hommes; et si j'osais me dire plus sage qu'un autre en quelque chose, c'est en ce que, ne sachant pas bien ce qui se passe après cette vie, je ne crois pas non plus le savoir; mais ce que je sais bien, c'est qu'être injuste, et désobéir à ce qui est meilleur que soi, dieu ou homme, est contraire au devoir et à l'honneur. Voilà le mal que je redoute et que je veux fuir, parce que je sais que c'est un mal, et non pas de prétendus maux qui peut-être sont des

[29c] biens véritables : tellement que si vous me disiez présentement, malgré les instances d'Anytus qui vous a représenté ou qu'il ne fallait pas m'appeler devant ce tribunal, ou qu'après m'y avoir appelé, vous ne sauriez vous dispenser de me faire mourir, par la raison, dit-il, que si j'échappais, vos fils, qui sont déjà si attachés à la doctrine de Socrate, seront bientôt corrompus sans ressource; si vous me disiez : Socrate, nous rejetons l'avis d'Anytus, et nous te renvoyons absous ; mais c'est à condition que tu cesseras de philosopher et de faire tes recherches accoutumées ; et si tu y retombes , et que tu sois découvert, tu mourras; oui, si vous me

[29d] renvoyiez à ces conditions, je vous répondrais sans balancer: Athéniens, je vous honore et je vous aime, mais j'obéirai plutôt au dieu qu'à vous; et tant que je respirerai et que j'aurai un peu de force, je ne cesserai de m'appliquer à la philosophie, de vous donner des avertissements et des conseils, et de tenir à tous ceux que je rencontrerai mon langage ordinaire : ô mon ami! comment, étant Athénien, de la plus grande ville et la plus renommée pour les lumières et la puissance, ne rougis-tu pas de ne penser qu'à amasser des richesses , à acquérir du crédit et

[29e] des honneurs, sans t'occuper de la vérité et de la sagesse, de toit âme et de son perfectionnement? Et si quelqu'un de vous prétend le contraire, et me soutient qu'il s'en occupe, je ne l'en croirai point sur sa parole, je ne le quitterai point; mais je l'interrogerai, je l'examinerai, je le confondrai, et si je trouve qu'il ne soit pas vertueux,

[30a] mais qu'il fasse semblant de l'être, je lui ferai honte de mettre si peu de prix aux choses les plus précieuses, et d'en mettre tant à celles qui n'en ont aucun. Voilà de quelle manière je parlerai à tous ceux que je rencontrerai, jeunes et vieux, concitoyens et étrangers, mais plutôt à vous, Athéniens, parce que vous me touchez de plus près; et sachez que c'est là ce que le dieu m'ordonne, et je suis persuadé qu'il ne peut y avoir rien de plus avantageux à la république que mon zèle à remplir l'ordre du dieu : car toute mon occupation est de vous persuader,

[30b] jeunes et vieux, qu'avant le soin du corps et des richesses, avant tout autre soin, est celui de l'âme et de son perfectionnement. Je ne cesse de vous dire que ce n'est pas la richesse qui fait la vertu; mais, au contraire, que c'est la vertu qui fait la richesse, et que c'est de là que naissent tous les autres biens publics et particuliers. Si, en parlant ainsi, je corromps la jeunesse, il faut que ces maximes soient un poison; car si on prétend que je dis autre chose, on se trompe, ou l’on vous en impose. Ainsi donc, je n'ai qu'à vous dire : Faites ce que demande Anytus, ou ne le faites pas; renvoyez-moi, ou ne me renvoyez pas, je ne ferai jamais autre chose, quand je devrais

[30c] mourir mille fois .... Ne murmurez pas, Athéniens , et accordez-moi la grâce que je vous ai demandée, de m'écouter patiemment ; cette patience, à mon avis, ne vous sera pas infructueuse. J'ai à vous dire beaucoup d'autres choses qui, peut-être, exciteront vos clameurs ; mais ne vous livrez pas à ces mouvements de colère. Soyez persuadés que si vous me faites mourir, étant tel que je viens de le déclarer, vous vous ferez plus de mal qu'à moi. En effet, ni Anytus ni Mélitus ne me feront aucun mal ;

[30d] ils ne le peuvent, car je ne crois pas qu'il soit au pouvoir du méchant de nuire à l’homme de bien. Peut-être me feront-ils condamner à la mort ou à l'exil ou à la perte de mes droits de citoyen, et Anytus et les autres prennent sans doute cela pour de très grands maux; mais moi je ne suis pas de leur avis; à mon sens, le plus grand-de tous les maux, c'est ce qu'Anytus fait aujourd'hui, d'entreprendre de faire périr un innocent.

Maintenant, Athéniens, ne croyez pas que ce soit pour l'amour de moi que je me défends, comme on pourrait le croire; c'est pour l'amour de vous, de peur qu'en me condamnant,

[30e] vous n'offensiez le dieu dans le présent qu'il vous a fait; car si vous me faites mourir, vous ne trouverez pas facilement un autre citoyen comme moi, qui semble avoir été attaché à cette ville, la comparaison vous paraîtra peut-être un peu ridicule, comme à un coursier puissant et généreux, mais que sa grandeur même appesantit, et qui a besoin d'un éperon qui l'excite et l'aiguillonne. C'est ainsi que le dieu semble m'avoir choisi pour vous exciter et vous aiguillonner, pour gourmander chacun de

[31a] vous, partout et toujours sans vous laisser aucun relâche.

Un tel homme, Athéniens, sera difficile à retrouver, et, si vous voulez m'en croire, vous me laisserez la vie. Mais peut-être que, fâchés comme des gens qu'on éveille quand ils ont envie de s'endormir, vous me frapperez, et, obéissant aux insinuations d'Anytus, vous me ferez mourir sans scrupule; et après vous retomberez pour toujours dans un sommeil léthargique, à moins que la Divinité, prenant pitié de vous, ne vous envoie encore un homme qui me ressemble. Or, que ce soit elle-même qui m'ait donné à cette ville, c'est ce que vous pouvez aisément reconnaître à cette marque, qu'il y a

[31b] quelque chose de plus qu'humain à avoir négligé pendant tant d'années mes propres affaires, pour m'attacher aux vôtres, en vous prenant chacun en particulier, comme un père ou un frère aîné pourrait faire, et en vous exhortant sans cesse à vous appliquer à la vertu. Et si j'avais tiré quelque salaire de mes exhortations, ma conduite pourrait s'expliquer; mais vous voyez que mes accusateurs mêmes, qui m'ont calomnié avec tant d'impudence, n'ont pourtant pas eu; le front de me reprocher et d'essayer de prouver par témoins;

[31c] que j'aie jamais exigé ni demandé le moindre salaire; et je puis offrir de la vérité de ce que j'avance un assez bon témoin, à ce qu'il me semble: ma pauvreté.

Mais peut-être paraîtra-t-il inconséquent que je me sois mêlé de donner à chacun de vous des avis en particulier, et que je n'aie jamais eu le courage de me trouver dans les assemblées du peuple, pour donner mes conseils à la république. Ce qui m'en a empêché, Athéniens, c'est ce je ne sais quoi de divin et de démoniaque,

[31d] dont vous m'avez si souvent entendu parler, et dont Mélitus, pour plaisanter, a fait un chef d'accusation contre moi. Ce phénomène extraordinaire s'est manifesté en moi dès mon enfance; c'est une voix qui rie se fait entendre que pour me détourner de ce que j'ai résolu, car jamais elle ne m'exhorte à rien entreprendre: c'est elle qui s'est toujours opposée à moi, quand j'ai voulu me mêler des affaires de la république, et elle s'y est opposée fort à propos; car sachez bien qu'il y a longtemps que je ne serais plus en

[31e] vie, si je m'étais mêlé des affaires publiques, et je n'aurais rien avancé ni pour vous, ni pour moi. Ne vous fâchez point, je vous en conjure, si je vous dis la vérité. Non, quiconque voudra lutter franchement contre les passions d'un peuple, celui d'Athènes, ou tout autre peuple; quiconque voudra empêcher qu'il ne se commette rien d'injuste ou d'illégal dans un état, ne le fera

[32a] jamais  impunément. Il faut de toute nécessité que celui qui veut combattre pour la justice, s’il veut vivre quelque temps, demeure simple particulier, et ne prenne aucune part au gouvernement. Je puis vous en donner des preuves incontestables, et ce ne seront pas des raisonnements, mais ce qui a bien plus d'autorité auprès de vous, des faits. Écoutez donc ce qui m'est arrivé, afin que vous sachiez bien que je sois incapable de céder à qui que ce soit contre le devoir, par crainte de la mort; et que, ne voulant pas le faire, il est impossible que je ne périsse pas. Je vais vous dire des choses qui vous déplairont, et où vous trouverez peut-être la jactance des plaidoyers ordinaires: cependant je ne vous dirai rien qui ne soit vrai.

[32b] Vous savez, Athéniens, que je n'ai jamais exercé aucune magistrature, et que j'ai été seulement sénateur. La tribu Antiochide, à laquelle j'appartiens, était justement de tour au Prytanée, lorsque, contre toutes les lois, vous vous opiniâtrâtes à faire simultanément le procès aux dix généraux qui avaient négligé d'ensevelir les corps de ceux qui allaient péri au combat naval des Arginuses; injustice que vous reconnûtes, et dont vous vous repentîtes clans la suite. En cette occasion, je fus le seul des prytanes qui osai m'opposer à la violation des lois, et voter contre vous. Malgré les orateurs qui se préparaient à me dénoncer, malgré vos menaces et vos cris, j'aimai mieux courir ce danger avec

[32c] la loi et la justice, que de consentir avec vous à une si grande iniquité, par la crainte des chaînes ou de la mort. Ce fait eut lieu pendant que le gouvernement démocratique subsistait encore. Quand vint l'oligarchie, les Trente me mandèrent moi cinquième au Tholos et me donnèrent l'ordre d'amener de Salamine Léon le Salaminien, afin qu'on le fit mourir; car ils donnaient de pareils ordres à beaucoup de personnes, pour compromettre le plus de monde qu'ils pourraient; et alors je prouvai, non pas en paroles, mais

[32d] par des effets, que je me souciais de la mort comme de rien, si vous me passez cette expression triviale, et que mon unique soin était de ne rien faire d'impie et d'injuste. Toute la puissance des Trente, si terrible alors, n'obtint rien de moi contre la justice. En sortant du Tholos, les quatre autres s'en allèrent à Salamine, et amenèrent Léon, et moi je me retirai dans, ma maison; et il ne faut pas douter que ma mort n'eût suivi ma désobéissance, si ce gouvernement n'eût été aboli bientôt après. C’est ce que peuvent

[32e] attester un grand nombre de témoins.

Pensez-vous donc que j'eusse vécu tant d'années, si je me fusse mêlé des affaires de la république, et qu'en homme de bien, j'eusse tout foulé aux pieds pour ne penser qu'à défendre la justice? Il s'en faut bien, Athéniens; ni moi, ni aucun autre homme, ne l'aurions pu faire.

[33a] Pendant  tout le cours de ma vie, toutes les fois qu'il m'est arrivé de prendre part aux affaires publiques, vous me trouverez le même; le même encore  dans mes relations privées, ne cédant jamais rien à qui que ce soit contre la justice, non pas même à aucun de ces tyrans, que mes calomniateurs veulent faire passer pour mes disciples.

Je n'ai jamais été le maître de personne; mais si quelqu'un, jeune ou vieux, a désiré s'entretenir avec moi, et voir comment je m'acquitte de ma mission, je n'ai refusé à personne cette satisfaction.

[33b] Loin de parler quand on me paie, et de me taire quand on ne me donne rien, je laisse également le riche et le pauvre m'interroger; ou, si on l'aime mieux, on répond à mes questions, et l'on entend ce que j'ai à dire. Si donc, parmi ceux qui me fréquentent, il s'en trouve qui deviennent honnêtes gens ou malhonnêtes gens, il ne faut ni m'en louer ni m'en blâmer; ce n'est pas moi qui en suis la cause, je n'ai jamais promis aucun enseignement, et je n'ai jamais rien enseigné; et si quelqu'un prétend avoir appris ou entendu de moi en particulier autre chose que ce que je dis publiquement à tout le monde, soyez persuadés que c'est une imposture. Vous savez maintenant pour quoi on aime à converser si longtemps avec moi :

[33c] je vous ai dit la vérité toute pure; c'est qu'on prend plaisir à voir confondre ces gens qui se prétendent sages, et qui ne le sont point; et, en effet, cela n'est pas  désagréable. Et je n'agis ainsi, je vous le répète, que pour accomplir l'ordre que le dieu m'a donné par la voix des oracles, par celle des songes et par tous les moyens qu'aucune autre puissance céleste a jamais employés pour communiquer sa volonté à un mortel. Si ce que je vous dis n'était pas vrai i1 vous serait aisé de me convaincre de mensonge;

[33d] car si je corrompais les jeunes gens, et que j'en eusse déjà corrompu, il faudrait que ceux qui, en avançant en âge, ont reconnu que je leur ai donné de pernicieux conseils dans leur jeunesse, vinssent s'élever contre moi, et me faire punir; et s'ils ne voulaient pas se charger eux-mêmes de ce rôle, ce serait le devoir des personnes de leur famille, comme leurs pères ou leurs frères ou leurs autres parents, de venir demander vengeance contre moi, si j'ai nui à ceux qui leur appartiennent; et j'en vois plusieurs qui sont

[33e] ici présents, comme Criton, qui est du même bourg que moi, et de mon âge, père de Critobule, que voici; Lysanias de Sphettios, avec son fils Eschine; Antiphon de Céphise, père d'Épigenès, et beaucoup d'autres dont les frères me fréquentaient, comme Nicostrate, fils de Zotide, et frère de Théodote. Il est vrai que Théodote est mort, et qu'ainsi il n'a plus besoin, du secours de son frère. Je vois encore Parale, fils de Démodocus, et dont le frère était

[34a] Théagès; Adimante, fils d'Ariston, avec son frère Platon; Acéantodore, frère d'Apollodore, que je reconnais aussi, et beaucoup d'autres dont Mélitus aurait bien dû faire comparaître au moins un comme témoin dans sa cause. S'il n'y a pas pensé, il est encore temps; je lui permets de le faire; qu'il dise donc s'il le peut. Mais vous trouverez tout le contraire, Athéniens; vous verrez qu'ils sont tout prêts à me défendre, moi qui ai corrompu et perdu leurs enfants et leurs frères,

[34b] s'il faut en croire Mélitus et Anytus; car je ne veux pas faire valoir ici le témoignage de ceux que j'ai corrompus, ils pourraient avoir leur raison pour me défendre; mais leurs parons, que je n'ai pas séduits, qui sont déjà avancés en âge, quelle autre raison peuvent-ils avoir de se déclarer pour moi, que mon bon droit et mon innocence; et leur persuasion que Mélitus est un imposteur ,et que je dis la vérité? Mais en voilà assez, Athéniens; telles sont à peu près les raisons que je puis employer pour me défendre; les autres seraient du même genre.

[34c] Mais peut-être se trouvera-t-il quelqu'un parmi vous qui s'irritera contre moi, en se souvenant que, dans un péril beaucoup moins grand, il a conjuré et supplié les juges avec larmes, et que, pour exciter une plus grande compassion, il a fait paraître ses enfants, tous ses parons et tous ses amis; au lieu que je ne fais rien de tout cela, quoique , selon toute apparence , je coure le plus grand danger. Peut-être que cette différence, se présentant à son esprit, l'aigrira contre moi, et que, dans le dépit que lui

[34d] causera ma conduite, il donnera son suffrage avec colère. S'il y a ici quelqu'un qui soit dans ces sentiments; ce que je ne saurais croire, mais j'en fais la supposition, je pourrais lui dire avec raison: Mon ami, j'ai aussi des parents; car pour me servir de l'expression d'Homère.

Je ne suis point né d'un chêne ou d'un rocher, mais d'un homme. Ainsi, Athéniens, j'ai des parents; et pour des enfants, j'en ai trois, l'un déjà dans l'adolescence, les deux autres encore en bas âge; et cependant je ne les ferai pas paraître ici pour vous engager à m'absoudre. Pourquoi ne le ferai-je pas? Ce n'est ni par une

[34e] opiniâtreté superbe, ni par aucun mépris pour vous; d'ailleurs, il ne s'agit pas ici de savoir si je regarde la mort avec intrépidité ou avec faiblesse; mais pour mon honneur, pour le vôtre et celui de la république, il ne me paraît pas convenable d'employer ces sortes de moyens, à l'âge que j'ai, et avec ma réputation, vraie ou fausse, puisque enfin c'est une

[35a] opinion généralement reçue que Socrate a quelque avantage sur le vulgaire des hommes. En vérité, il serait honteux que ceux qui parmi vous se distinguent par la sagesse, le courage ou quelque autre vertu, ressemblassent à beaucoup de gens que j'ai vus, quoiqu'ils eussent toujours passé pour de grands personnages, faire pourtant des choses d'une bassesse étonnante quand on les jugeait, comme s'ils eussent cru qu'il leur arriverait un bien grand mal si vous les faisiez mourir, et qu'ils deviendraient immortels si vous daigniez-leur laisser la vie. De tels hommes déshonorent la patrie;

[35b] car ils donneraient lieu aux étrangers de penser que parmi les Athéniens, ceux qui ont le plus de vertu, et que tous les autres choisissent préférablement à eux-mêmes pour les élever aux emplois publics et aux dignités, ne diffèrent en rien des femmes; et c'est ce que vous ne devez pas faire, Athéniens, vous qui aimez la gloire; et si nous voulions nous conduire ainsi, vous devriez ne pas le souffrir, et déclarer que celui qui a recours à ces scènes tragiques pour exciter la compassion, et qui par-là vous couvre de ridicule, vous le condamnerez plutôt que celui qui attend tranquillement votre sentence. Mais sans parler de l'opinion, il me semble que

[35c] la justice veut qu'on ne doive pas son salut à ses prières, qu'on ne supplie pas le juge, mais qu'on l'éclaire et qu'on le convainque; car le juge ne siège pas ici pour sacrifier la justice au désir de plaire, mais pour la suivre religieusement: il a juré, non de faire grâce à qui bon lui semble, mais de juger suivant les lois. Il ne faut donc pas que nous vous accoutumions au parjure, et vous ne devez pas vous y laisser accoutumer; car les uns et les autres nous nous rendrions coupables envers les dieux. N'attendez donc point de moi, Athéniens, que j'aie recours auprès de vous à des choses que je ne crois ni honnêtes, ni justes,

[35d] ni pieuses, et que j'y aie recours dans une occasion où je suis accusé d'impiété par Mélitus; si je vous fléchissais par mes prières, et que je vous forçasse à violer votre serment, c'est alors que je vous enseignerais l'impiété, et en voulant me justifier, je prouverais contre moi-même que je ne crois point aux dieux. Mais il s'en faut bien, Athéniens, qu'il en soit ainsi. Je crois plus aux dieux qu'aucun de mes accusateurs; et je vous abandonne avec confiance à vous et au dieu de Delphes le soin de prendre à mon égard le parti le meilleur et pour moi et pour vous.

[Ici les juges avant été aux voix, la majorité déclare que Socrate est coupable. Il reprend la parole : ]

[35e] Le jugement que vous venez de

[36a] prononcer, Athéniens, m'a peu ému, et par bien des raisons; d'ailleurs je m'attendais à ce qui est arrivé. Ce qui me surprend bien plus, c'est le nombre des voix pour ou contre; j'étais bien loin de m'attendre à être condamné à une si faible majorité; car, à ce qu'il paraît, il n'aurait fallu que trois voix de plus pour que je fusse absous. Je puis donc me flatter d'avoir échappé à Mélitus, et non-seulement je lui ai échappé, mais il est évident que si Anytus et Lycon ne se fussent levés pour m'accuser, il aurait été condamné à payer

[36b] mille drachmes, comme n'ayant pas obtenu la cinquième partie des suffrages.

C'est donc la peine de mort que cet homme réclame contre moi; à la bonne heure; et moi, de mon côté, Athéniens, à quelle peine me condamnerai-je ? Je dois choisir ce qui m'est dû; Et que m'est-il dû? Quelle peine afflictive, ou quelle amende mérité-je, moi, qui me suis fait un principe de ne connaître aucun repos pendant toute ma vie, négligeant ce que les autres recherchent avec tant d'empressement, les richesses, le soin de ses affaires domestiques, les emplois militaires, les fonctions d'orateur et toutes les autres dignités; moi, qui ne suis jamais entré dans aucune des conjurations et des cabales si fréquentes dans la république, me

[36c] trouvant réellement trop honnête homme pour ne pas me perdre en prenant part à tout cela; moi qui, laissant de côté toutes les choses où je ne pouvais être utile ni à vous ni à moi, n'ai voulu d'autre occupation que celle de vous rendre à chacun en particulier le plus grand de tous les services, en vous exhortant tous individuellement à ne pas songer à ce qui vous appartient accidentellement plutôt qu'à ce qui constitue votre essence, et à tout ce qui peut vous rendre vertueux et sages; à ne pas songer aux intérêts passagers de la patrie plutôt qu'à la patrie elle-même,

[36d] et ainsi de tout le reste? Athéniens, telle a été ma conduite; que mérite-t-elle? Une récompense, si vous voulez être justes, et même une récompense qui puisse me convenir. Or, qu'est-ce qui peut convenir à un homme pauvre, votre bienfaiteur, qui a besoin de loisir pour ne s'occuper qu'à vous donner des conseils utiles?

II n'y a rien qui lui convienne plus, Athéniens, que d'être nourri dans le Prytanée; et il le mérite bien plus que celui qui, aux jeux Olympiques, a remporté le prix de la course à cheval, ou de la course des chars à deux ou à quatre chevaux; car celui-ci ne vous rend heureux qu'en

[36e] apparence : moi, je vous enseigne à l'être véritablement : celui-ci a de quoi vivre, et moi je n'ai rien. Si donc il me faut déclarer ce que je mérite, en bonne justice, je le déclare, c'est

[37a] d'être nourri au Prytanée.

Quand je vous parle ainsi, Athéniens, vous m'accuserez peut-être de la même arrogance qui me faisait condamner tout à l'heure les prières et les lamentations. Mais ce n'est nullement cela; mon véritable motif est que j'ai la conscience de n'avoir jamais commis envers personne d'injustice volontaire; mais je ne puis vous le persuader, car il n'y a que quelques instants que nous nous entretenons ensemble, tandis que vous auriez fini par me croire peut-être, si vous aviez,

[37b] comme d'autres peuples, une loi qui, pour une condamnation à mort, exigeât un procès de plusieurs jours , au lieu qu'en si peu de temps , il est impossible de détruire des calomnies invétérées. Ayant donc la conscience que je n'ai jamais été injuste envers personne, je suis bien éloigné de vouloir l'être envers moi-même, d'avouer que je mérite une punition, et de me condamner à quelque chose de semblable; et cela dans quelle crainte? Quoi ! pour éviter la peine que réclame contre moi Mélitus, et de laquelle j'ai déjà dit que je ne sais pas si elle est un bien ou un mal, j'irai choisir une peine que je sais très-certainement être un mal, et je m'y condamnerai moi-même!

[37c] Choisirai-je les fers? Mais pourquoi me faudrait-il passer ma vie en prison, esclave du pouvoir des Onze, qui se renouvelle toujours? Une amende, et la prison jusqu'à ce que je l'aie payée? Mais cela revient au même, car je n'ai pas de quoi la payer. Me condamnerai-je à l'exil? Peut-être y consentiriez-vous. Mais il faudrait que l'amour de la vie m'eût bien aveuglé, Athéniens, pour que je pusse m'imaginer que, si vous, mes concitoyens, vous n'avez pu supporter

[37d] ma manière d'être et mes discours, s'ils vous sont devenus tellement importuns et odieux qu'aujourd'hui vous voulez enfin vous en délivrer, d'autres n'auront pas de peine à les supporter. Il s'en faut de beaucoup, Athéniens. En vérité, ce serait une belle vie pour moi, vieux comme je suis, de quitter mon pays, d'aller errant de ville en ville, et de vivre comme un proscrit. Car je sais que partout où j'irai, les jeunes gens viendront m'écouter comme ici; si je les rebute, eux-mêmes me feront bannir par les hommes

[37e] plus âgés; et si je ne les rebute pas, leurs pères et leurs parents me banniront, à cause d'eux.

Mais me dira-t-on peut-être : Socrate, quand tu nous auras quittés, ne pourras-tu pas te tenir en repos, et garder le silence? Voilà ce qu'il y a de plus difficile à faire entendre à

[38a] quelques-uns d'entre vous; car si je dis que ce serait désobéir au dieu, et que, par, cette raison, il m'est impossible de me tenir en repos, vous ne me croirez point, et prendrez cette réponse pour une plaisanterie; et, d'un autre côté, si je vous dis que le plus grand bien de l'homme, c'est de s'entretenir chaque jour de la vertu et des autres choses dont vous m'avez entendu discourir, m'examinant et moi-même et les autres: car une vie sans examen n'est pas une vie; si je vous dis cela, vous me croirez encore moins. Voilà pourtant la vérité, Athéniens ; mais il n'est pas aisé de vous en convaincre. Au reste, je ne suis point accoutumé à me juger digne de souffrir aucun mal.

[38b] Si j'étais riche, je me condamnerais volontiers à une amende telle que je pourrais la payer, car cela ne me ferait aucun tort; mais, dans la circonstance présente... car enfin je n'ai rien...à moins que vous ne consentiez à m'imposer seulement à ce que je suis en état de payer; et je pourrais aller peut-être jusqu'à une mine d'argent; c'est donc à cette somme que je me condamne. Mais Platon, que voilà, Criton, Critobule et Apollodore veulent que je me condamne à trente mines, dont ils répondent. En conséquence, je m'y condamne; et assurément je vous présente des cautions qui sont très-solvables.

[Ici les juges vont aux voix pour l'application de la peine, et Socrate est condamné à mort. Il poursuit:]

[38c] Point n'avoir pas eu la patience d'attendre un peu de temps, Athéniens, vous allez fournir un prétexte à ceux qui voudront diffamer la république; ils diront que vous avez fait mourir Socrate, cet homme sage; car pour aggraver votre honte, ils m'appelleront sage, quoique je ne le sois point. Mais si vous aviez attendu encore un peu de temps, la chose serait venue d'elle-même; car voyez mon âge; je suis déja bien

[38d] avançé dans la vie, et tout près de la mort. Je ne dis pas cela pour vous tous, mais seulement pour ceux qui m'ont condamné à mort ; c'est à ceux-là que je veux m'adresser encore. Peut-être pensez-vous que si j'avais cru devoir tout faire et tout dire pour me sauver, je n'y serais point parvenu, faute de savoir trouver des paroles capables de persuader? Non, ce ne, sont pas les paroles qui m'ont manqué, Athéniens, mais l'impudence: je succombe pour n'avoir, pas voulu vous dire les choses que vous aimez tant à entendre; pour n'avoir pas voulu me

[38e] lamenter, pleurer, et descendre à toutes les bassesses auxquelles on vous a accoutumés. Mais le péril où j'étais ne m'a point paru une raison de rien faire qui fût indigne d'un homme libre, et maintenant encore je ne me repens pas de m'être ainsi défendu; j'aime beaucoup mieux mourir après m'être défendu comme je l'ai fait, que de devoir la vie à une lâche apologie. Ni devant les tribunaux, ni dans les combats, il n'est permis ni à moi ni à aucun autre d'employer toutes sortes de moyens pour éviter la mort. Tout le monde

[39a] sait qu'à la guerre il serait très-facile de sauver sa vie, en jetant ses armes, et en demandant quartier à ceux qui vous poursuivent; de même, dans tous les dangers, on trouve mille expédients pour éviter la mort, quand on est décidé à tout dire et à tout faire. Eh! ce n'est pas là ce qui est difficile, Athéniens, que d'éviter la mort;

[39b] mais il l'est beaucoup d'éviter le crime; il court plus vite que la mort. C'est pourquoi, vieux et pesant comme je suis, je me suis laissé atteindre par le plus lent des deux; tandis que le plus agile, le crime, s'est attaché à mes accusateurs, qui ont de la vigueur et de la légèreté. Je m'en vais donc subir la mort à laquelle vous m'avez condamné, et eux l'iniquité et l'infamie à laquelle la vérité les condamne. Pour moi, je m'en tiens à ma peine, et eux à la leur. En effet, peut-être est-ce ainsi que les closes devaient se passer; et, selon moi, tout est pour le mieux.

[39c] Après cela, ô vous qui m'avez condamné voici ce que j'ose vous prédire; car je suis précisément dans les circonstances où les hommes lisent dans l'avenir, au moment de quitter la vie. Je vous dis donc que si vous me faites périr; vous en serez punis aussitôt après ma mort par une peine bien plus cruelle crue celle à laquelle vous me condamnez; en effet, vous ne me faites mourir que pour vous délivrer de l'importun fardeau de rendre compte de votre vie: mais il vous arrivera tout le contraire, je vous le prédis.

[39d] Il va s'élever contre vous un bien plus grand nombre de censeurs que je retenais sans que vous vous en aperçussiez; censeurs d'autant plus difficiles, qu'ils sont plus jeunes, et vous n'en, serez que plus irrités; car si vous pensez qu'en tuant les gens, vous empêcherez qu'on vous reproche de mal vivre, vous vous trompez. Cette manière de se délivrer de ses censeurs n'est ni honnête ni possible : celle qui est en même temps et la plus honnête et la plus facile, c'est, au lieu de fermer la bouche aux autres, de se rendre meilleur soi-même. Voilà ce que j'avais à prédire à ceux qui m'ont condamné : il ne me reste qu'à prendre congé d'eux.

[39e] Mais pour vous, qui m'avez absous par vos suffrages, Athéniens, je m'entretiendrai volontiers avec vous sur ce qui vient de se passer, pendant que les magistrats sont occupés, et qu'on ne me mène pas encore où je dois mourir. Arrêtez-vous donc quelques instants, et employons à converser ensemble le temps qu'on me laisse.

[40a] Je veux vous raconter, comme à mes amis, une chose qui m'est arrivée aujourd'hui, et vous apprendre ce qu'elle signifie. Oui, juges (et en vous appelant ainsi, je vous donne le nom que vous méritez), il m'est arrivé aujourd'hui quelque chose d'extraordinaire. Cette inspiration prophétique qui n'a cessé de se faire entendre à moi dans tout le cours de ma vie, qui dans les moindres occasions n'a jamais manqué de me détourner de tout ce que j'allais faire de mal, aujourd'hui qu'il m'arrive ce que vous voyez, ce qu'on pourrait prendre, et ce qu'on prend en

[40b] effet pour le plus grand de tous les maux, cette voix divine a gardé le silence; elle ne m'a arrêté ni ce matin quand je suis sorti de ma maison, ni quand je suis venu devant ce tribunal, ni tandis que je parlais, quand j'allais dire quelque chose. Cependant, dans beaucoup d'autres circonstances, elle vint m'interrompre au milieu de mon discours; mais aujourd'hui elle ne s'est opposée à aucune de mes actions, à aucune de mes paroles: quelle en peut être la cause? Je vais vous le dire; c'est que ce qui m'arrive est, selon toute vraisemblance, un bien; et nous nous trompons sans

[40c] aucun doute, si nous pensons que la mort soit un mal. Une preuve évidente pour moi, c'est qu'infailliblement, si j'eusse dû mal faire aujourd'hui, le signe ordinaire m'en eût averti.

    Voici encore quelques raisons d'espérer que la mort est un bien. Il faut qu'elle soit de deux choses l'une, ou l'anéantissement absolu, et la destruction de toute conscience, ou, comme on le dit, un simple changement, le passage de l'âme d'un lieu dans un autre. Si la mort est la

[40d] privation de tout sentiment, un sommeil sans aucun songe, quel merveilleux avantage n'est-ce pas que de mourir? Car, que quelqu'un choisisse une nuit ainsi passée dans un sommeil profond que n'aurait troublé aucun songe, et qu'il compare cette nuit avec toutes les nuits et avec tous les jours qui ont rempli le cours entier de sa vie; qu'il réfléchisse, et qu'il dise en conscience combien dans sa vie il a eu de jours et de nuits plus heureuses et; plus douces que celle-là; je suis persuadé que non-seulement un simple

[40e] particulier, mais que le grand roi lui-même en trouverait un bien petit nombre, et qu'il serait aisé de les compter. Si la mort est quelque chose de semblable, je dis qu'elle n'est pas un mal; car la durée tout entière ne paraît plus ainsi qu'une seule nuit. Mais si la mort est un passage de ce séjour dans un autre, et si ce qu'on dit est véritable, que là est le rendez-vous de tous ceux qui ont vécu, quel plus grand bien peut-on imaginer,

[41a] mes juges? Car enfin, si en arrivant aux enfers, échappés à ceux qui se prétendent ici-bas des juges, l'on y trouve les vrais juges, ceux qui passent pour y rendre la justice, Minos, Rhadamanthe, Éaque, Triptolème et tous ces autres demi-dieux qui ont été justes pendant leur vie, le voyage serait-il donc si malheureux? Combien ne donnerait-on pas pour s'entretenir avec Orphée, Musée, Hésiode, Homère? Quant à moi, si cela

[41b] est véritable, je veux mourir plusieurs fois. O pour moi surtout l'admirable passe-temps, de me trouver là avec Palamède, Ajax fils de Télamon, et tous ceux, des temps anciens, qui sont morts victimes de condamnations injustes !

Quel agrément de comparer mes aventures avec les leurs! Mais mon plus grand plaisir serait d'employer ma vie, là comme ici, à interroger et à examiner tous ces personnages, pour distinguer ceux qui sont véritablement sages, et ceux qui croient l'être et ne le sont point. A quel prix ne voudrait-on, pas, mes juges, examiner

[41c] un peu celui qui mena contre Troie une si nombreuse armée, ou Ulysse ou Sisyphe, et tant d'autres, hommes et femmes, avec lesquels ce serait une félicité inexprimable de converser et de vivre, en les observant et les examinant? Là du moins on n'est pas condamné à mort pour cela; car les habitants de cet heureux séjour, entre mille avantages qui mettent leur condition bien au-dessus de la nôtre, jouissent d'une vie immortelle, si du moins ce qu'on en dit est véritable.

C'est pourquoi, mes juges, soyez pleins d'espérance dans la mort, et ne pensez qu'à

[41d] cette vérité, qu'il n'y a aucun mal pour l'homme de bien, ni pendant sa vie ni après sa mort, et que les dieux ne l'abandonnent jamais; car ce qui m'arrive n'est point l'effet du hasard; et il est clair pour moi que mourir dès à présent, et être délivré dés soucis de la vie, était ce qui me convenait le mieux; aussi la voix céleste s'est tue aujourd'hui, et je n'ai aucun ressentiment contre mes accusateurs, ni contre ceux qui m'ont condamné, quoique leur intention n'ait pas été de me faire du bien, et qu'ils n'aient cherché qu'à me nuire; en quoi j'aurais bien quelque raison de me plaindre d'eux.

[41e] Je ne leur ferai qu'une seule prière. Lorsque mes enfants seront grands, si vous les voyez rechercher les richesses ou toute autre chose plus que la vertu, punissez-les, en les tourmentant comme je vous ai tourmentés; et, s'ils se croient quelque chose, quoiqu'ils ne soient rien, faites-les rougir de leur insouciance et de leur présomption; c'est ainsi que je me suis conduit avec vous. Si vous faites cela, moi et mes enfants nous n'aurons qu'à nous louer de votre justice.

[42a] Mais il est temps que nous nous quittions, moi pour mourir, et vous pour vivre.

Qui de nous a le meilleur partage ?  Personne ne le sait, excepté Dieu.