samedi 26 septembre 2009

Emmanuel LEVINAS : Le sens de la relation avec autrui (extraits de Ethique et infini, dialogues avec Philippe Nemo, Fayard/Radio-France, 1982)


Je pense plutôt que l'accès au visage est d'emblée éthique. C'est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c'est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux !  Quand on observe la couleur des yeux, on n'est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c'est ce qui ne s'y réduit pas. […]

Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu'autrui, dans la rectitude de son visage, n'est pas un personnage dans un contexte. D'ordinaire, on est un "personnage" : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d'Etat, fils d'untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c'est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n'est pas "vu". Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l'incontenable, il vous mène au-delà. C'est en cela que la signification du visage le fait sortir de l'être en tant que corrélatif d'un savoir. Au contraire, la vision est recherche d'une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l'être. […]E.Levinas, Ethique et infini, op. cit., p. 91.[…]

Visage et discours sont liés. Le visage parle. Il parle, en ceci que c'est lui qui rend possible et commence tout discours. J'ai refusé tout à l'heure la notion de vision pour décrire la relation authentique avec autrui ; c'est le discours, et, plus exactement, la réponse ou la responsabilité, qui est cette relation authentique.  J'ai toujours distingué, en effet, dans le discours, le dire  et le dit  . Que le dire  doive comporter un dit  est une nécessité du même ordre que celle qui impose une société, avec des lois, des institutions et des relations sociales. Mais le dire  , c'est le fait que devant le visage je ne reste pas simplement là à le contempler, je lui réponds. Le dire est une manière de saluer autrui, mais saluer autrui, c'est déjà répondre de lui. Il est difficile de se taire en présence de quelqu'un ; cette difficulté a son fondement ultime dans cette signification propre du dire, quel que soit le dit. Il faut parler de quelque chose, de la pluie et du beau temps, peu importe, mais parler, répondre à lui et déjà répondre de lui. Ethique et infini,
op. cit., p. 92-93.  […]

Dans l'accès au visage, il y a certainement aussi un accès à l'idée de Dieu. Chez Descartes, l'idée de l'Infini reste une idée théorétique, une contemplation, un savoir. Je pense, quant à moi, que la relation à l'Infini n'est pas un savoir, mais un Désir. J'ai essayé de décrire la différence du Désir et du besoin par le fait que le Désir ne peut être satisfait ; que le Désir, en quelque manière, se nourrit de ses propres faims et s'augmente de sa satisfaction ; que le Désir est comme une pensée qui pense plus qu'elle ne pense, ou plus que ce qu'elle pense. Structure paradoxale, sans doute, mais qui ne l'est pas plus que cette présence de l'Infini dans un acte fini."  Ethique et infini, op. cit., p. 96-97.  […]

Vous vous souvenez de ce que nous disions : l'abord du visage n'est pas de l'ordre de la perception pure et simple, de l'intentionnalité qui va vers l'adéquation. Positivement, nous dirons que dès lors qu'autrui me regarde, j'en suis responsable, sans même avoir à prendre  de responsabilités à son égard ; sa responsabilité m'incombe. C'est une responsabilité qui va au-delà de ce que je fais. […]

Le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci, d'ailleurs, soit acceptée ou refusée, que l'on sache ou non comment l'assumer, que l'on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui.  Dire : me voici. Faire quelque chose pour un autre. Donner. Etre esprit humain, c'est cela.L'incarnation de la subjectivité humaine garantit sa spiritualité (...). Diaconie* avant tout dialogue : j'analyse la relation inter-humaine comme si, dans la proximité avec autrui - par delà l'image que je me fais de l'autre homme - son visage, l'expressif en autrui (et tout le corps humain, en ce sens, plus ou moins visage), était ce qui m'ordonne de le servir. J'emploie cette formule extrême. Le visage me demande et m'ordonne. Sa signification est un ordre signifié. Je précise que si le visage signifie un ordre à mon égard, ce n'est pas de la manière dont un signe quelconque signifie son signifié ; cet ordre est la signifiance même du visage.'" Ethique et infini, op. cit., p. 103-104. 


* Dans les Églises catholique et protestante, la diaconie est la mise en œuvre de l'Évangile de Jésus-Christ à l'égard des pauvres, comme un témoignage personnel et communautaire et comme un service à l'égard de la personne et de la société. (Wikipédia)

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