lundi 7 septembre 2009

Karl Jaspers : le sens de la philosophie

Le sens de la philosophie et la question de l’homme

Qu'est ce  que la philosophie ?

On n'est d'accord ni sur ce qu'est la philosophie,ni sur ce qu'elle vaut. On attend d'elle des révélations extraordinaires, ou bien, la considérant comme une réflexion sans objet, on la laisse de côté avec indifférence. On vénère en elle l'effort lourd de signification accompli par des hommes exceptionnels, ou bien on la méprise, n'y voyant que l'introspection obstinée et superflue de quelques rêveurs. On estime qu'elle concerne chacun et doit être simple et facile à comprendre, ou bien on la croit si difficile que l'étudier apparaît comme une entreprise désespérée. Et en fait, le domaine compris sous le nom de "philosophie" est assez vaste pour expliquer des estimations aussi contradictoires. […]

Dans l'Antiquité, définissant la philosophie d'après son objet, on a dit qu'elle était la connaissance des choses divines et humaines, ou de l'être en tant qu'être ; la définissant d'après son but, on a dit qu'elle était apprendre à mourir, ou qu'elle était la conquête, par la pensée, du bonheur, ou de la ressemblance divine ; la définissant enfin par ce qu'elle embrasse, on a dit qu'elle était le savoir de tout savoir, l'art de tous les arts, la science en général, qui ne se limite plus à tel ou tel domaine particulier. […]

 Science et philosophie

Pour quiconque croit à la science, le pire est que la philosophie ne fournit pas de résultats apodictiques (1), un savoir qu'on puisse posséder. Les sciences ont conquis des connaissances certaines, qui s'imposent à tous ; la philosophie, malgré l'effort des millénaires, n'y a pas réussi. On ne saurait le contester : en philosophie, il n'y a pas d'unanimité établissant un savoir définitif. Dès qu'une connaissance s'impose à chacun pour des raisons apodictiques, elle devient aussitôt scientifique, elle cesse d'être philosophie et appartient à un domaine particulier du connaissable.

A l'opposé des sciences, la pensée philosophique ne paraît pas non plus progresser. Nous en savons plus, certes, qu'Hippocrate, mais nous ne pouvons guère prétendre avoir dépassé Platon. C'est seulement son bagage scientifique qui est inférieur au nôtre. Pour ce qui est chez lui à proprement parler recherche philosophique, à peine l'avons-nous peut-être rattrapé.

Que, contrairement aux sciences, la philosophie sous toutes ses formes doive se passer du consensus unanime, voilà qui doit résider dans sa nature même.  Ce que l'on cherche à conquérir en elle, ce n'est pas une certitude scientifique, la même pour tout entendement ; il s'agit d'un examen critique au succès duquel l'homme participe de tout son être. Les connaissances scientifiques concernent des objets particuliers et ne sont nullement nécessaires à chacun. En philosophie, il y va de la totalité de l'être, qui importe à l'homme comme tel ; il y va d'une vérité qui, là ou elle brille, atteint l'homme plus profondément que n'importe quel savoir scientifique.

L'élaboration d'une philosophie reste cependant lié aux sciences ; elle présuppose tout le progrès scientifique contemporain. Mais le sens de la philosophie a une autre origine : il surgit, avant toute science, là où des hommes s'éveillent.  [...]

L'homme ne peut se passer de philosophie. Aussi est-elle présente, partout et toujours, répandue dans le public par les proverbes traditionnels, les formules de la sagesse courante, les opinions admises, comme également le langage des gens instruits, les conceptions politiques, et surtout, dès les premiers âges de l'histoire, par les mythes. On n'échappe pas à la philosophie. La seule question qui se pose est de savoir si elle est consciente ou non, bonne ou mauvaise, confuse ou claire. Quiconque la rejette affirme par là même une philosophie, sans en avoir conscience.

(1) nécessaires

Les questions, en philosophie, sont plus essentielles que les réponses

Qu'est-ce que cette philosophie, si universelle et qui se manifeste sous des formes si étranges ?Le mot grec "philosophe" (philosophos) est formé par opposition à sophos. Il désigne celui qui aime le savoir, par différence avec celui qui, possédant le savoir, se nomme savant. Ce sens persiste encore aujourd'hui : l'essence de la philosophie, c'est la recherche de la vérité, non sa possession, même si elle se trahit elle-même, comme il arrive souvent, jusqu'à dégénérer en dogmatisme (2), en un savoir mis en formules, définitif, complet, transmissible par l'enseignement. Faire de la philosophie, c'est être en route. Les questions, en philosophie, sont plus essentielles que les réponses, et chaque réponse devient une nouvelle question. […]

(2) toute doctrine professant la capacité de l'homme à atteindre la certitude absolue (opp. Scepticisme ou pyrrhonisme). Par extension, attitude consistant à affirmer les choses sans preuve ou examen critique.

L'origine de la philosophie

L'histoire de la philosophie a commencé sous la forme d'un effort de pensée méthodique il y a deux mille cinq cent ans ; sous la forme d'une pensée mythique, beaucoup plus tôt.

Mais un commencement, c'est autre chose qu'une origine : le commencement est historique et procure aux successeurs une quantité croissante de données fournies par le travail intellectuel déjà accompli. Tandis que l'origine, c'est la source d'où jaillit constamment l'impulsion à philosopher. [...]. Cet élément originel est multiple. L'étonnement engendre l'interrogation et la connaissance ; le doute au sujet de ce que l'on croit connaître engendre l'examen et la claire certitude ; le bouleversement de l'homme et le sentiment qu'il a d'être perdu l'amène à s'interroger sur lui-même. Précisons d'abord ces trois facteurs.

1°) [...]. S'étonner, c'est tendre à la connaissance. En m'étonnant, je prends conscience de mon ignorance. Je cherche à savoir, mais seulement pour savoir « et non pour contenter quelque exigence ordinaire ». Philosopher, c'est s'éveiller en échappant aux liens de la nécessité vitale. Cet éveil s'accomplit lorsque nous jetons un regard désintéressé sur les choses, le ciel et le monde, lorsque nous nous demandons : « qu'est-ce que tout cela ? D'où cela vient-il ? » Et l'on attend pas que les réponses à ces questions aient une quelconque utilité pratique, mais qu'elles soient elles-mêmes satisfaisantes.

2°) Un fois mon étonnement et mon émerveillement apaisés par la connaissance du réel, voici que surgit le doute. Les connaissances, il est vrai, s'accumulent, mais pour peu qu'on se livre à un examen critique, plus rien n'est certain. [...]Le doute devenu méthodique entraîne un examen critique de toute connaissance. D'où il découle que, sans doute radical, il n'est pas de philosophie véritable. Mais ce qui est décisif, c'est de voir comment et où le doute permet de conquérir le fondement d'une certitude.

3°) Quand je suis absorbé par la connaissance des objets dans le monde, parle déploiement du doute qui doit me conduire à la certitude, je m'occupe des choses, je ne pense pas à moi, à mes fins, à mon bonheur, à mon salut. [...] Cela change lorsque je prends conscience moi-même dans ma situation. [...] Considérons un peu quelle est notre condition à nous, hommes. Nous nous trouvons toujours dans des situations déterminées. Elles se modifient, des occasions se présentent. Quand on les manque, elles ne reviennent plus. Je peux travailler moi-même à changer une situation, mais il en est qui subsistent dans leur essence, même si leur apparence momentanée se modifie et si leur toute puissance se dissimule sous un voile : il me faut mourir, il me faut souffrir, il me faut lutter ; [...] Ces situations fondamentales qu'implique notre vie (...) nous ne pouvons pas les dépasser, nous ne pouvons pas les transformer. En prendre conscience, c'est atteindre, après l'étonnement et le doute, l'origine plus profonde de la philosophie. [...]

La question de l'homme

Qu'est-ce que l'homme ? La physiologie étudie son corps, la psychologie étudie son âme, la sociologie l'étudie comme être social. L'homme est pour nous un produit de la nature ; nous le connaissons comme nous connaissons d'autres êtres vivants. Il est aussi un produit de l'Histoire, que nous étudions en soumettant la tradition à un examen critique, en cherchant à comprendre le sens que les hommes ont donnés à leurs actes et à leurs pensées, en expliquant les événements par des motifs, des situations, des données naturelles. Les sciences humaines ont apporté toutes sortes de connaissances, mais non celle de l'homme dans sa totalité.

La question qui se pose, c'est de savoir s'il en général possible de se faire une idée exhaustive de l'homme au moyen de ce qu'on peut savoir de lui ; ou bien, si l'homme est, au-delà de ce savoir, quelque chose de plus : une liberté qui échappe à toute connaissance objective, mais qui lui reste pourtant présente comme une réalité indestructible.

En effet, l'homme peut être abordé de deux manières : comme objet de recherche scientifique et comme existence d'une liberté inaccessible à toute science. Dans le premier cas, nous parlons de l'homme comme objet ; dans le second, d'une réalité qu'il nous est impossible d'objecter : l'homme est ; [...] Ce que nous pouvons savoir de lui n'est pas exhaustif ; son être, nous ne pouvons que l'éprouver à l'origine même de notre pensée et de notre action. L'homme est en principe plus que ce qu'il peut savoir de soi. [...]

Je le répète encore une fois : l'homme, en tant que réalité empirique dans le monde, est un objet que l'on peut connaître. [...] Or toutes ces voies que la connaissance emprunte permettent de saisir quelque chose de l'homme – quelque chose de réel – mais jamais l'homme dans sa totalité. Lorsque des théories scientifiques de cette sorte se prennent pour la connaissance absolue de l'homme tout entier – ce qui leur est arrivé à toutes – elles perdent de vue l'homme véritable ; celui qui se fie à elles voit presque s'éteindre en lui la conscience de l'homme et enfin même de l'humain, la conscience de l'humaine condition qui est liberté et rapport à Dieu. [...]

C'est là le grand problème de la condition humaine : où l'homme peut-il trouver sa ligne de conduite ? Une chose est certaine : sa vie ne s'écoule pas comme celle des animaux en se répétant purement et simplement selon des lois naturelles à travers la suite des générations ; étant libre, il ne peut pas être rassuré sur son être ; mais en même temps, sa liberté lui donne des chances de devenir encore ce qu'il est capable d'être, de réaliser son être le plus authentique. Il lui est donné, avec sa liberté, de pouvoir user de sa vie comme d'un matériau. C'est pourquoi lui seul a une histoire, c'est-à-dire qu'il vit non pas seulement selon son héritage biologique, mais encore selon la tradition. La vie de l'homme ne se déroule donc pas comme un processus naturel ; mais sa liberté demande à être guidée. [...] Ce que nous cherchons, c'est ce qui peut servir à l'homme de guide suprême. [...]

Karl Jaspers*, Introduction à la philosophie  (Einführung in die Philosophie , 1950), trad. J. Hersch, Plon, 1951. (extraits)

*Philosophe allemand (Oldenburg, 1883 — Bâle, 1969). D'abord médecin-psychiatre (Manuel de psychopathologie générale, 1913), Karl Jaspers a enseigné à Heidelberg, puis, opposé au nazisme, il fut accueilli par l'université de Bâle.

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