lundi 4 octobre 2010

Bergson : les deux formes de la mémoire (extrait)

Bergson : les deux formes de la mémoire


J'étudie une leçon, et pour l'apprendre par cœur je la lis d'abord en scandant chaque vers; je la répète ensuite un certain nombre de fois. A chaque lecture nouvelle un progrès s'accomplit; les mots se lient de mieux en mieux; ils finissent par s'organiser ensemble. A ce moment précis je sais ma leçon par cœur; on dit qu'elle est devenue souvenir, qu'elle s'est imprimée dans ma mémoire. Je cherche maintenant comment la leçon a été apprise, et je me représente les phases par lesquelles j'ai passé tour à tour. Chacune des lectures successives me revient alors à l'esprit avec son individualité propre; je la revois avec les circonstances qui l'accompagnaient et qui l'encadrent encore; elle se distingue de celles qui précèdent et de celles qui suivent [ par la place même qu'elle a occupée dans le temps; bref, chacune de ces lectures repasse devant moi comme un événement déterminé de mon histoire. On dira encore que ces images sont des souvenirs, qu'elles se sont imprimées dans ma mémoire. On emploie les mêmes mots dans les deux cas. S'agit-il bien de la même chose ? 

Le souvenir de la leçon, en tant qu'apprise par cœur, a  tous les caractères d'une habitude. Comme l'habitude, il s'acquiert par la répétition d'un même effort. Comme l'habitude, il a exigé la décomposition d'abord, puis la recomposition de l'action totale. Comme tout exercice habituel du corps, enfin, il s'est emmagasiné dans un mécanisme qu'ébranle tout entier une impulsion initiale, dans un système clos de mouvements automatiques, qui se succèdent dans le même ordre et occupent le même temps. 

Au contraire, le souvenir de telle lecture particulière, la seconde ou la troisième par exemple, n'a aucun des caractères de l'habitude. L'image s'en est nécessairement imprimée du premier coup dans la mémoire, puisque les autres lectures constituent, par définition même, des souvenirs différents. C'est comme un événement de ma vie; il a pour essence de porter une date, et de ne pouvoir par conséquent se répéter. Tout ce que les lectures ultérieures y ajouteraient ne ferait qu'en altérer la nature originelle; et si mon effort pour évoquer cette image de,vient de plus en plus facile à mesure que je le répète plus souvent, l'image même, envisagée en soi, était nécessairement d'abord ce qu'elle sera toujours. Dira-t-on que ces deux souvenirs, celui de la lecture et celui de la leçon, différent seulement du plus au moins, que les images successivement développées par chaque lecture se recouvrent entre elles, et que la leçon une fois apprise n'est que l'image composite résultant de la superposition de toutes les autres ? Il est incontestable que chacune des lectures successives diffère surtout de la précédente en ce que la leçon y est mieux sue. Mais il est certain aussi que chacune d'elles, envisagée comme une lecture toujours renouvelée et non comme une leçon de mieux en mieux apprise, se suffit absolument à elle-même, subsiste telle qu'elle s'est produite, et constitue avec toutes les perceptions concomitantes un moment irréductible de mon histoire. On peut même aller plus loin, et dire que la conscience nous révèle entre ces deux genres de souvenir une différence profonde, une différence de nature. Le souvenir de telle lecture déterminée est une représentation, et une représentation seulement; il tient dans une intuition de l'esprit que je puis, à mon gré, allonger ou raccourcir; je lui assigne une durée arbitraire : rien ne m'empêche de l'embrasser tout d'un coup, comme dans un tableau. Au contraire, le souvenir de la leçon apprise, même quand je me borne à répéter cette leçon intérieurement, exige un temps bien déterminé, le même qu'il faut pour développer un à un, ne fût-ce qu'en imagination, tous les mouvements d'articulation nécessaires : ce n'est donc plus une représentation, c'est une action. Et, de fait, la leçon une fois apprise ne porte aucune marque sur elle qui trahisse ses origines et la classe dans le passé; elle fait parue de mon présent au même titre que mon habitude de marcher ou d'écrire; elle est vécue, elle est “agie“, plutôt qu'elle n'est représentée; - je pourrais la croire innée, s'il ne me plaisait d'évoquer en même temps, comme autant de représentations, les lectures successives qui m'ont servi à l'apprendre. Ces représentations en sont donc indépendantes, et comme elles j ont précédé la leçon sue et récitée, la leçon une fois sue peut aussi se passer d'elles. 

En poussant jusqu'au bout cette distinction fondamentale, on pourrait se représenter deux mémoires théoriquement indépendantes. La première enregistrerait, sous forme d'images-souvenirs, tous les événements de notre vie quotidienne à mesure qu'ils se déroulent; elle ne négligerait aucun détail; elle laisserait à chaque fait, à chaque geste, sa place et sa date. Sans arrière-pensée d'utilité ou d'application pratique, elle emmagasinerait le passé par le seul effet d'une nécessité naturelle. Par elle deviendrait possible la reconnaissance intelligente, ou plutôt intellectuelle, d'une perception déjà éprouvée; en elle nous nous réfugierions toutes les fois que nous remontons, pour y chercher une certaine image, la pente de notre vie passée. Mais toute perception se prolonge en action naissante; et à mesure que les images, une fois perçues, se fixent et s'alignent dans cette mémoire, les mouvements qui les continuaient modifient l'organisme, créent dans le corps des disposions nouvelles à agir. Ainsi se forme une expérience d'un tout autre ordre et qui se dépose dans le corps, une série de mécanismes tout montés, avec des réactions de plus en plus nombreuses et variées aux excitations extérieures, avec des répliques toutes prêtes à un nombre sans cesse croissant d'interpellations possibles. Nous prenons conscience de ces mécanismes au moment où ils entrent en jeu, et cette conscience de tout un passé d'efforts emmagasiné dans le présent est bien encore une mémoire, mais une mémoire profondément différente de la première, toujours tendue vers l'action, assise dans le présent et ne regardant que l'avenir.  Elle n'a retenu du passé que les mouvements intelligemment coordonnés qui en représentent l'effort accumulé; elle retrouve ces efforts passés, non pas dans des images-souvenirs qui les rappellent, mais dans l'ordre rigoureux et le caractère systématique avec lesquels les mouvements actuels s'accomplissent. A vrai dire, elle ne nous représente plus notre passé, elle le joue ; et si elle mérite encore le nom de mémoire, ce n'est plus parce qu'elle conserve des images anciennes, mais parce qu'elle en prolonge l'effet utile jusqu'au moment présent. 

De ces deux mémoires, dont l'une  imagine et dont l'autre  répète, la seconde peut suppléer la première et souvent même en donner l'illusion. Quand le chien accueille son maître par des aboiements joyeux et des caresses, il le reconnaît, sans aucun doute; mais cette reconnaissance implique-t-elle l'évocation d'une image passée et le rapprochement de cette image avec la perception présente? Ne consiste-t-elle pas plutôt dans la conscience que prend l'animal d'une certaine attitude spéciale adoptée par son corps, attitude que ses rapports familiers avec son maître lui ont composée peu à peu, et que la seule perception du maître provoque maintenant chez lui mécaniquement? N'allons pas trop loin ! chez l'animal lui-même, de vagues images du passé débordent peut-être la perception présente; on concevrait même que son passé tout entier fût virtuellement dessiné dans sa conscience; mais ce passé ne l'intéresse pas assez pour le détacher du présent qui le fascine et sa reconnaissance doit être plutôt vécue que pensée. Pour évoquer le passé sous forme d'image, il faut pouvoir s'abstraire de l'action présente, il faut savoir attacher du prix à l'inutile, il faut vouloir rêver. L'homme seul est peut-être capable d'un effort de ce genre. Encore le passé où nous remontons ainsi est-il glissant, toujours sur le point de nous échapper, comme si cette mémoire régressive était contrariée par l'autre mémoire, plus naturelle, dont le mouvement en  avant nous porte à agir et à vivre. 

Quand les psychologues parlent du souvenir comme d'un pli contracté, comme d'une impression qui se grave de plus en plus profondément en se répétant, ils oublient que l'immense majorité de nos souvenirs portent sur les événements et détails de notre vie, dont l'essence est d'avoir une date et par conséquent de ne se reproduire  jamais. Les souvenirs qu'on acquiert volontairement par répétition sont rares, exceptionnels. Au contraire, l'enregistrement, par la mémoire, de faits et d'images uniques en leur genre se poursuit à tous les moments de la durée. Mais comme les souvenirs  appris sont les plus utiles, on les remarque davantage. Et comme l'acquisition de ces souvenirs par la répétition du même effort ressemble au processus déjà connu de l'habitude, on aime mieux pousser ce genre de souvenir au premier plan, l'ériger en souvenir modèle, et ne plus voir dans le souvenir spontané que ce même phénomène à l'état naissant, le commencement d'une leçon apprise par cœur. Mais comment ne pas reconnaître que la différence est radicale entre ce qui doit se constituer par la répétition et ce qui, par essence, ne peut se répéter ? Le souvenir spontané est tout de suite parfait; le temps ne pourra rien ajouter à son image sans la dénaturer; il conservera pour la mémoire sa place et sa date. Au contraire, le souvenir appris sortira du temps à mesure que la leçon sera mieux sue ; il deviendra de plus en plus impersonnel, de plus en plus étranger à notre vie passée. La répétition n'a donc nullement pour effet de convertir le premier dans le second; son rôle est simplement d'utiliser de plus en plus les mouvements par lesquels ) le premier se continue, pour les organiser entre eux, et, en montant un mécanisme, créer une habitude du corps. Cette habitude n'est d'ailleurs souvenir que parce que je me souviens de l'avoir acquise; et je ne me souviens de l'avoir acquise que parce que je fais appel à la mémoire spontanée, celle qui date les événements et ne les enregistre qu'une fois. Des deux mémoires que nous venons de distinguer, la première parait donc bien être la mémoire par excellence. La seconde, ceux que les psychologues étudient d'ordinaire, est  l'habitude éclairée par la  mémoire plutôt que la mémoire même. 

[...]
Bergson, Matière et mémoire, essai sur la relation du corps à l’esprit (1896), chapitre II, Les deux formes de la mémoire.

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