jeudi 9 septembre 2010

Le sens de la philosophie




Qu'est ce que la philosophie ?
On n'est d'accord ni sur ce qu'est la philosophie,ni sur ce qu'elle vaut. On attend d'elle des révélations extraordinaires, ou bien, la considérant comme une réflexion sans objet, on la laisse de côté avec indifférence. On vénère en elle l'effort lourd de signification accompli par des hommes exceptionnels, ou bien on la méprise, n'y voyant que l'introspection obstinée et superflue de quelques rêveurs. On estime qu'elle concerne chacun et doit être simple et facile à comprendre, ou bien on la croit si difficile que l'étudier apparaît comme une entreprise désespérée. Et en fait, le domaine compris sous le nom de "philosophie" est assez vaste pour expliquer des estimations aussi contradictoires. […]
Dans l'Antiquité, définissant la philosophie d'après son objet, on a dit qu'elle était la connaissance des choses divines et humaines, ou de l'être en tant qu'être ; la définissant d'après son but, on a dit qu'elle était apprendre à mourir, ou qu'elle était la conquête, par la pensée, du bonheur, ou de la ressemblance divine ; la définissant enfin par ce qu'elle embrasse, on a dit qu'elle était le savoir de tout savoir, l'art de tous les arts, la science en général, qui ne se limite plus à tel ou tel domaine particulier. […]
Science et philosophie
Pour quiconque croit à la science, le pire est que la philosophie ne fournit pas de résultats apodictiques (1), un savoir qu'on puisse posséder. Les sciences ont conquis des connaissances certaines, qui s'imposent à tous ; la philosophie, malgré l'effort des millénaires, n'y a pas réussi. On ne saurait le contester : en philosophie, il n'y a pas d'unanimité établissant un savoir définitif. Dès qu'une connaissance s'impose à chacun pour des raisons apodictiques, elle devient aussitôt scientifique, elle cesse d'être philosophie et appartient à un domaine particulier du connaissable.
A l'opposé des sciences, la pensée philosophique ne paraît pas non plus progresser. Nous en savons plus, certes, qu'Hippocrate, mais nous ne pouvons guère prétendre avoir dépassé Platon. C'est seulement son bagage scientifique qui est inférieur au nôtre. Pour ce qui est chez lui à proprement parler recherche philosophique, à peine l'avons-nous peut-être rattrapé.
Que, contrairement aux sciences, la philosophie sous toutes ses formes doive se passer du consensus unanime, voilà qui doit résider dans sa nature même. Ce que l'on cherche à conquérir en elle, ce n'est pas une certitude scientifique, la même pour tout entendement ; il s'agit d'un examen critique au succès duquel l'homme participe de tout son être. Les connaissances scientifiques concernent des objets particuliers et ne sont nullement nécessaires à chacun. En philosophie, il y va de la totalité de l'être, qui importe à l'homme comme tel ; il y va d'une vérité qui, là ou elle brille, atteint l'homme plus profondément que n'importe quel savoir scientifique.
L'élaboration d'une philosophie reste cependant lié aux sciences ; elle présuppose tout le progrès scientifique contemporain. Mais le sens de la philosophie a une autre origine : il surgit, avant toute science, là où des hommes s'éveillent. [...]
L'homme ne peut se passer de philosophie. Aussi est-elle présente, partout et toujours, répandue dans le public par les proverbes traditionnels, les formules de la sagesse courante, les opinions admises, comme également le langage des gens instruits, les conceptions politiques, et surtout, dès les premiers âges de l'histoire, par les mythes. On n'échappe pas à la philosophie. La seule question qui se pose est de savoir si elle est consciente ou non, bonne ou mauvaise, confuse ou claire. Quiconque la rejette affirme par là même une philosophie, sans en avoir conscience.
(1) nécessaires
Les questions, en philosophie, sont plus essentielles que les réponses
Qu'est-ce que cette philosophie, si universelle et qui se manifeste sous des formes si étranges ?Le mot grec "philosophe" (philosophos) est formé par opposition à sophos. Il désigne celui qui aime le savoir, par différence avec celui qui, possédant le savoir, se nomme savant. Ce sens persiste encore aujourd'hui : l'essence de la philosophie, c'est la recherche de la vérité, non sa possession, même si elle se trahit elle-même, comme il arrive souvent, jusqu'à dégénérer en dogmatisme (2), en un savoir mis en formules, définitif, complet, transmissible par l'enseignement. Faire de la philosophie, c'est être en route. Les questions, en philosophie, sont plus essentielles que les réponses, et chaque réponse devient une nouvelle question. […]
(2) toute doctrine professant la capacité de l'homme à atteindre la certitude absolue (opp. Scepticisme ou pyrrhonisme). Par extension, attitude consistant à affirmer les choses sans preuve ou examen critique.
L'origine de la philosophie
L'histoire de la philosophie a commencé sous la forme d'un effort de pensée méthodique il y a deux mille cinq cent ans ; sous la forme d'une pensée mythique, beaucoup plus tôt.
Mais un commencement, c'est autre chose qu'une origine : le commencement est historique et procure aux successeurs une quantité croissante de données fournies par le travail intellectuel déjà accompli. Tandis que l'origine, c'est la source d'où jaillit constamment l'impulsion à philosopher. [...]. Cet élément originel est multiple. L'étonnement engendre l'interrogation et la connaissance ; le doute au sujet de ce que l'on croit connaître engendre l'examen et la claire certitude ; le bouleversement de l'homme et le sentiment qu'il a d'être perdu l'amène à s'interroger sur lui-même. Précisons d'abord ces trois facteurs.
1°) [...]. S'étonner, c'est tendre à la connaissance. En m'étonnant, je prends conscience de mon ignorance. Je cherche à savoir, mais seulement pour savoir « et non pour contenter quelque exigence ordinaire ». Philosopher, c'est s'éveiller en échappant aux liens de la nécessité vitale. Cet éveil s'accomplit lorsque nous jetons un regard désintéressé sur les choses, le ciel et le monde, lorsque nous nous demandons : « qu'est-ce que tout cela ? D'où cela vient-il ? » Et l'on attend pas que les réponses à ces questions aient une quelconque utilité pratique, mais qu'elles soient elles-mêmes satisfaisantes.
2°) Un fois mon étonnement et mon émerveillement apaisés par la connaissance du réel, voici que surgit le doute. Les connaissances, il est vrai, s'accumulent, mais pour peu qu'on se livre à un examen critique, plus rien n'est certain. [...]Le doute devenu méthodique entraîne un examen critique de toute connaissance. D'où il découle que, sans doute radical, il n'est pas de philosophie véritable. Mais ce qui est décisif, c'est de voir comment et où le doute permet de conquérir le fondement d'une certitude.
3°) Quand je suis absorbé par la connaissance des objets dans le monde, parle déploiement du doute qui doit me conduire à la certitude, je m'occupe des choses, je ne pense pas à moi, à mes fins, à mon bonheur, à mon salut. [...] Cela change lorsque je prends conscience moi-même dans ma situation. [...] Considérons un peu quelle est notre condition à nous, hommes. Nous nous trouvons toujours dans des situations déterminées. Elles se modifient, des occasions se présentent. Quand on les manque, elles ne reviennent plus. Je peux travailler moi-même à changer une situation, mais il en est qui subsistent dans leur essence, même si leur apparence momentanée se modifie et si leur toute puissance se dissimule sous un voile : il me faut mourir, il me faut souffrir, il me faut lutter ; [...] Ces situations fondamentales qu'implique notre vie (...) nous ne pouvons pas les dépasser, nous ne pouvons pas les transformer. En prendre conscience, c'est atteindre, après l'étonnement et le doute, l'origine plus profonde de la philosophie. [...]




Karl Jaspers*, Introduction à la philosophie (Einführung in die Philosophie , 1950), trad. J. Hersch, Plon, 1951. (extraits)


*Philosophe allemand (Oldenburg, 1883 — Bâle, 1969). D'abord médecin-psychiatre (Manuel de psychopathologie générale, 1913), Karl Jaspers a enseigné à Heidelberg, puis, opposé au nazisme, il fut accueilli par l'université de Bâle.

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