jeudi 9 septembre 2010

La question de l'homme

La question de l'homme
Qu'est-ce que l'homme ? La physiologie étudie son corps, la psychologie étudie son âme, la sociologie l'étudie comme être social. L'homme est pour nous un produit de la nature ; nous le connaissons comme nous connaissons d'autres êtres vivants. Il est aussi un produit de l'Histoire, que nous étudions en soumettant la tradition à un examen critique, en cherchant à comprendre le sens que les hommes ont donnés à leurs actes et à leurs pensées, en expliquant les événements par des motifs, des situations, des données naturelles. Les sciences humaines ont apporté toutes sortes de connaissances, mais non celle de l'homme dans sa totalité.
La question qui se pose, c'est de savoir s'il en général possible de se faire une idée exhaustive de l'homme au moyen de ce qu'on peut savoir de lui ; ou bien, si l'homme est, au-delà de ce savoir, quelque chose de plus : une liberté qui échappe à toute connaissance objective, mais qui lui reste pourtant présente comme une réalité indestructible.
En effet, l'homme peut être abordé de deux manières : comme objet de recherche scientifique et comme existence d'une liberté inaccessible à toute science. Dans le premier cas, nous parlons de l'homme comme objet ; dans le second, d'une réalité qu'il nous est impossible d'objecter : l'homme est ; [...] Ce que nous pouvons savoir de lui n'est pas exhaustif ; son être, nous ne pouvons que l'éprouver à l'origine même de notre pensée et de notre action. L'homme est en principe plus que ce qu'il peut savoir de soi. [...]
Je le répète encore une fois : l'homme, en tant que réalité empirique dans le monde, est un objet que l'on peut connaître. [...] Or toutes ces voies que la connaissance emprunte permettent de saisir quelque chose de l'homme – quelque chose de réel – mais jamais l'homme dans sa totalité. Lorsque des théories scientifiques de cette sorte se prennent pour la connaissance absolue de l'homme tout entier – ce qui leur est arrivé à toutes – elles perdent de vue l'homme véritable ; celui qui se fie à elles voit presque s'éteindre en lui la conscience de l'homme et enfin même de l'humain, la conscience de l'humaine condition qui est liberté et rapport à Dieu. [...]
C'est là le grand problème de la condition humaine : où l'homme peut-il trouver sa ligne de conduite ? Une chose est certaine : sa vie ne s'écoule pas comme celle des animaux en se répétant purement et simplement selon des lois naturelles à travers la suite des générations ; étant libre, il ne peut pas être rassuré sur son être ; mais en même temps, sa liberté lui donne des chances de devenir encore ce qu'il est capable d'être, de réaliser son être le plus authentique. Il lui est donné, avec sa liberté, de pouvoir user de sa vie comme d'un matériau. C'est pourquoi lui seul a une histoire, c'est-à-dire qu'il vit non pas seulement selon son héritage biologique, mais encore selon la tradition. La vie de l'homme ne se déroule donc pas comme un processus naturel ; mais sa liberté demande à être guidée. [...] Ce que nous cherchons, c'est ce qui peut servir à l'homme de guide suprême. [...]
Karl Jaspers*, Introduction à la philosophie (Einführung in die Philosophie , 1950), trad. J. Hersch, Plon, 1951. (extraits)
*Philosophe allemand (Oldenburg, 1883 — Bâle, 1969). D'abord médecin-psychiatre (Manuel de psychopathologie générale, 1913), Karl Jaspers a enseigné à Heidelberg, puis, opposé au nazisme, il fut accueilli par l'université de Bâle.

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