jeudi 14 octobre 2010

Des hommes et des dieux : Fraternité à l'état pur (Arnaud Schwartz, La Croix)

      

« Des hommes et des dieux », la fraternité à l’état pur


Grand prix du jury au Festival de Cannes, cette évocation de la vie et de l’engagement des moines de Tibhirine est un grand moment de cinéma

Michael Lonsdale et Sabrina Ouazani. Le film met en scène le quotidien des moines, proche des Algériens (Why not production).
DES HOMMES ET DES DIEUX, de Xavier Beauvois
Film français, 2 heures

Le sujet était sensible, le thème ambitieux et profond : la démarche promettait d’être ardue. Étienne Comar (initiateur du projet, scénariste, coproducteur) et Xavier Beauvois (réalisateur) n’ont pas choisi la facilité en évoquant à l’écran la vie des moines de Tibhirine, enlevés puis assassinés au printemps 1996 en Algérie. Avant le dévoilement du film, en mai dernier à Cannes, certains redoutaient qu’il y soit question des circonstances troubles de la disparition des religieux, de les voir otages d’une vaine polémique, après avoir été ceux du terrorisme et des islamistes.


Rien de tout cela dans Des hommes et des dieux. Simplement – si l’on peut dire –, la vie humble de frères cisterciens, vivant l’aventure de la foi en terre d’islam, au plus près des habitants du petit village tout proche, dans un pays peu à peu livré à la violence de la guerre civile. Situé entre 1993 et la date de leur enlèvement, le film met en scène la petite communauté dans la réalité de son quotidien, au rythme des tâches de la vie monastique, dépeinte avec authenticité grâce aux conseils d’Henry Quinson.

Appréhender la foi et les motivations de ces moines

Entre travaux manuels et célébrations, repas silencieux et temps de prière – sans parler des soins dispensés par le précieux Frère Luc, médecin de 82 ans tout entier absorbé par sa mission –, le film révèle l’esprit de Tibhirine en même temps qu’il dévoile l’objet de sa quête.


Des hommes et des dieux ne se contente pas de décrire, mais cherche à appréhender, dans le respect du mystère de la foi, les motivations profondes de ces hommes de paix, de plus en plus exposés, conscients de la menace et incités à partir, refusant de prendre partie entre les « frères de la montagne » (les terroristes) et les « frères de la plaine » (les militaires), soucieux de rester proches du village avec lequel des liens forts s’étaient créés.


Le nœud du film tient en une question : faut-il rester ou partir ? La grande richesse de cette œuvre magnifique est de laisser lentement se déployer la réponse jusqu’à une forme d’évidence individuelle et collective. Une évidence du cœur, pleine de cette densité venue des profondeurs, nourrie d’un ébranlement intérieur et d’un cheminement douloureux qui en font toute la valeur.


Les scènes très fortes de réunions de chapitre, où chaque moine, à sa manière, livre son désarroi ou sa conviction, font surgir sans grands discours toute la complexité humaine, religieuse et morale de ce qui fut accompli. Méditations, psaumes et chants liturgiques accompagnent ce lent mûrissement, cette progression bouleversante vers un martyre envisagé avec lucidité mais pas recherché, que vient éclairer la lecture du testament du P. Christian de Chergé.

Les acteurs se donnent sans retenue à leur personnage

Après Nord (1992), N’oublie pas que tu vas mourir (1995, prix Jean-Vigo, prix du jury à Cannes), Selon Matthieu (2000) et Le Petit Lieutenant(2005), tous deux sélectionnés à la Mostra de Venise, Xavier Beauvois laissait entrevoir l’image d’un cinéaste exigeant, instinctif, généreux, posant sur l’âpreté du réel un regard sans concession, tout en laissant apparaître la fragilité et la richesse de personnages en quête de rédemption.


Avec Des hommes et des dieux – titre inspiré du psaume 82 (1) –, le réalisateur magnifie son art en le tirant davantage encore vers la sobriété. L’acteur qu’il est par ailleurs (pour Jacques Doillon, Philippe Garrel, André Téchiné ou Benoît Jacquot…) a su parfaitement s’appuyer sur le talent de ses comédiens, à qui il n’a pas hésité à demander quelques improvisations mémorables. Comme celle, lumineuse, où Frère Luc (Michaël Lonsdale) parle de l’amour à une jeune villageoise. Ou celle, terrible, livrant un Frère Christophe (Olivier Rabourdin) au doute et à la peur, seul dans sa cellule.


De Lambert Wilson (dans le rôle du P. de Chergé) à Jean-Marie Frin (Frère Paul), de Jacques Herlin (Frère Amédée, qui échappa à l’enlèvement avec Frère Jean-Pierre) à Olivier Perrier (Frère Bruno, qui ne vivait pas à Tibhirine mais s’y trouvait le jour du rapt), tous se sont donnés sans retenue à leurs personnages.

Une œuvre universelle

Tourné au Maroc au mois de décembre 2009, dans la région d’Azrou, le film baigne dans les lumières de l’hiver dans l’Atlas, vibrantes et pâles comme l’espérance, que la directrice de la photographie, Caroline Champetier, a su exploiter à merveille. D’autres fidèles du réalisateur, comme le décorateur Jean-Michel Barthélémy (César du meilleur décor pour Le Prophète de Jacques Audiard) ou l’ingénieur du son Jean-Jacques Ferran, ont contribué à donner au film toute sa force, sa beauté et son ample respiration.


On craint toujours, par excès d’éloge, d’ôter au spectateur une parcelle de l’émotion ressentie devant une œuvre rare. Il faut pourtant bien dire que Des hommes et des dieux en est une, pleine d’une substance universelle, qui interpelle bien au-delà des convictions religieuses. « Qu’est-ce qu’être humain ? Qu’est-ce qui nous fait hommes ? », s’interroge Lambert Wilson, très marqué par l’expérience. Ces moines trébuchant dans la neige et disparaissant dans le brouillard, entourés de leurs ravisseurs, n’ont pas fini de nous accompagner.


Arnaud SCHWARTZ
(1) Et plus particulièrement de ces versets : « Je le déclare, vous êtes des dieux, vous êtes tous des fils du Très Haut, pourtant vous mourrez comme des hommes, vous tomberez comme les princes. »

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