dimanche 21 novembre 2010

Est-il légitime de dire « je pense » ? (1)


Si l'on parle de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait très bref que les gens atteints de cette superstition n'aiment guère avouer ; c'est à savoir qu'une pensée vient quand « elle » veut et non quand « je » veux, en telle sorte que c'est falsifier les faits que de dire que le sujet « je » est la détermination du verbe « pense ». Quelque chose pense, mais que ce soit justement ce vieil et illustre « je », ce n'est là, pour le dire en termes modérés, qu'une hypothèse, une allégation ; surtout, ce n'est pas une « certitude immédiate ». Enfin, c'est déjà trop dire que d'affirmer que quelque chose pense, ce « quelque chose » contient déjà une interprétation du processus lui même. On raisonne selon la routine grammaticale : « Penser est une action, toute action suppose un sujet actif, donc... ». C'est par un raisonnement analogue que l'atomisme ancien plaçait à l'origine de la « force agissante » la parcelle de matière où réside cette force et à partir de laquelle elle agit, l'atome ; des esprits plus rigoureux ont fini par apprendre à se passer de ce dernier « résidu terrestre », et peut être arrivera-t-on un jour, même chez les logiciens, à se passer de ce petit « quelque chose », résidu qu'a laissé en s'évaporant le brave vieux « moi ».

NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, première partie, Des préjugés des philosophes, aphorisme 17.

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