dimanche 21 novembre 2010

Est-il légitime de dire « je pense » ? (2)

"Il y a encore d'inoffensifs habitués de l'introspection qui crient qu'il existe des "certitudes immédiates", par exemple "je pense" ou, comme c'était la croyance superstitieuse de Schopenhauer , "je veux"; comme si dans ce cas la connaissance réussissait à se saisir de son objet à l'état nu et pur, en tant que "chose en Soi", sans falsification du côté du sujet ni du côté de l'objet. Mais la "certitude immédiate", comme la "connaissance absolue" ou la "chose en Soi" , contient une contradictio in adjecto, je le répéterai cent fois; il serait temps de se libérer de la duperie des mots. Le vulgaire, à la rigueur, peut bien croire que la connaissance consiste à connaître le fond des choses, mais le philosophe, lui, est bien obligé de se dire: "Si j'analyse le processus exprimé dans cette phrase: je pense, j'obtiens une série d'affirmations téméraires qu'il est difficile et peut-être impossible de justifier; par exemple, que c'est moi qui pense, qu'il faut absolument que quelque chose pense, que la pensée est le résultat de l'activité d'un être conçu comme cause, qu'il y a un "je" enfin qu'on a établi d'avance ce qu'il faut entendre par penser, et que je sais ce que c'est que penser. Car si je n'avais pas tranché la question par avance et pour mon compte, comment pourrais-je juger qu'il ne s'agit pas plutôt d'un "vouloir" ou d'un "sentir"? Bref, ce "je pense" suppose que je compare pour établir ce qu'il est, mon état présent avec d'autres états que j'ai observés en moi; vu qu'il me faut recourir à un "savoir" venu d'ailleurs, ce "je pense" n'a certainement pour moi aucune valeur de "certitude immédiate". Au lieu de cette "certitude immédiate" à laquelle le vulgaire peut croire, le cas échéant, le philosophe ne reçoit pour sa part qu'une poignée de problèmes métaphysiques, de véritables cas de conscience intellectuels, qui peuvent se formuler ainsi : Où suis-je allé chercher ma notion de "penser"? Pourquoi dois-je croire encore à la cause et à l'effet? Qu'est-ce qui me donne le droit de parler d'un "je" et d'un "je" qui soit une cause, et pour comble, cause de la pensée? Celui qui ose répondre immédiatement à ces questions métaphysiques en invoquant une sorte d'intuition de la connaissance, comme on le fait quand on dit "Je pense et je sais que cela au moins est vrai, réel, certain" celui-là ne rencontrera chez le philosophe d'aujourd'hui qu'un sourire et une double interrogation : "Monsieur, lui donnera-t-on peut-être à entendre, il est invraisemblable que vous ne vous trompiez point; mais pourquoi est-ce à tout prix la vérité qu'il vous faut? "?"

NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, première partie, Des préjugés des philosophes, aphorisme 16.


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