pour Le Monde.fr | 18.11.10 | 09h18 • Mis à jour le 18.11.10 | 14h43
DANS UN CHAT SUR LEMONDE.FR, ROGER-POL DROIT, NORMALIEN ET AGRÉGÉ DE PHILOSOPHIE, ESTIME QU'INITIER À SA DISCIPLINE PERMET "DE DONNER À TOUS LES CITOYENS LA POSSIBILITÉ DE FORMER LEUR JUGEMENT".
- Francois : Plutôt que d'enseigner la philosophie en seconde, ne trouvez-vous pas qu'il serait plus urgent d'arrêter de massacrer l'enseignement des sciences ? Nous avons plus besoins d'ingénieurs, de techniciens, d'inventeurs que de philosophes !
- Francois : Plutôt que d'enseigner la philosophie en seconde, ne trouvez-vous pas qu'il serait plus urgent d'arrêter de massacrer l'enseignement des sciences ? Nous avons plus besoins d'ingénieurs, de techniciens, d'inventeurs que de philosophes !
Roger-Pol Droit : Ce dont on a vraiment besoin, ce sont des citoyens qui pensent. Or l'initiation à la philosophie comme critique est absolument essentielle dans ce domaine. Il ne s'agit pas de choisir entre de bons ingénieurs sans philosophie et des philosophes sans formation scientifique, il s'agit plutôt de donner à tous les citoyens la possibilité de former leur jugement.
Et à ce titre-là, y compris pour les scientifiques, qui auront aussi des responsabilités professionnelles dans leur métier d'ingénieur, de chercheur, une formation bien pensée à la philosophie paraît absolument indispensable.
MP : Des journaux pour enfants proposent des réflexions de philosophie, à leur niveau... L'enseigner dès la seconde, bravo, mais ne serait-ce pas intéressant de commencer beaucoup plus tôt ? La philosophie, c'est la vie !
Il existe de multiples expériences de "philosophie pour enfants", dans le cadre scolaire et en dehors.
Il faut seulement distinguer des registres différents, entre une ouverture à la réflexion qui peut se conduire à tout âge, et une véritable formation, même élémentaire, qui demande évidemment un suivi plus complet et une maturité des élèves plus grande.
Une des tendances de notre époque est, justement, la diversification des registres de la philosophie.
Diogène : Vous dites dans votre dernier livre qu'il est naïf de croire que"l'Occident produit des sciences et des machines tandis que l'Orient engendre des sagesses et des sages". Mais n'est-ce pas un état des lieux assez réel de la pensée mondiale de ce début de XXIe siècle ?
Je ne crois pas. D'abord parce que l'Asie produit énormément de machines au sens où la puissance industrielle chinoise, japonaise, indienne est colossale.
Et il existe au sein même des traditions occidentales des sagesses et des spiritualités. Cette opposition entre un Occident d'ingénieurs et un Orient de méditants me paraît non seulement critiquable, mais illusoire.
DéfiTexte : Y a-t-il un lien entre désenchantement des sciences et désenchantement de la philosophie ?
Je ne suis pas sûr de comprendre ce que signifie "désenchantement des sciences" ni "désenchantement de la philosophie". Si cela signifie qu'on n'attend plus le salut des connaissances scientifiques, ni le bonheur des réflexions des philosophes, alors il me semble que ce désenchantement est fort ancien et qu'il existait déjà des sceptiques dans l'Antiquité, qui ne pensaient pas que ni les sciences ni la philosophie soient enchantées.
hpjy : Est-ce qu'on peut étendre l'enseignement de philo au-delà de la philo occidentale ?
Cela fait vingt-cinq ans que je m'occupe de cette question. Evidemment, la réponse est oui.
Non seulement on peut, mais à mon avis, on doit. On peut parce qu'il existe effectivement des philosophies ailleurs qu'en Occident. On nous a beaucoup répété que la philosophie était seulement grecque, que c'était un mot grec, donc une chose grecque, alors qu'il suffit de lire, même dans une traduction, des traités de logique sanscrits, pour se rendre compte que c'est manifestement faux.
Et il existe des démarches de démonstration, d'analyse rationnelle et d'argumentation conceptuelle dans de grandes civilisations lettrées comme la Chine, l'Inde, le Tibet, le monde arabe, le monde hébraïque, etc.
Pour parvenir à un enseignement de la philosophie qui tienne compte de cette diversité, il faut encore franchir un certain nombre d'obstacles et de résistances.
Lauréline : Vaut-il encore mieux de la philosophie de comptoir que pas de philosophie du tout ?
A condition qu'il y ait un comptoir ! J'aurais tendance à dire oui, mais évidemment j'hésite.
J'ai tendance à être bêtement optimiste dans ce domaine en pensant que même du pire quelque chose peut rester ou se transformer.
FDP : La philo, disait Deleuze, servait aux grecs qui s'interrogeait sur qui était légitime pour occuper telle position de pouvoir... N'est-il pas plus urgent de permettre aux jeunes de faire l'expérience de la politique d'abord ?
On ne fait pas de politique sans avoir au moins une idée. Politique d'abord n'a de sens que s'il y a réflexion en même temps. Je ne vois pour ma part pourquoi ce serait fromage ou dessert, ou politique ou philosophie. Il y a une nécessité de penser ce qu'on fait et de le réfléchir pour le faire efficacement.
Donc si on veut aussi une politique efficace, il faut avoir une pensée active.
pitch : Concrètement, comment adapter l'enseignement de la philo à des jeunes de 15 ans ?
En utilisant un vocabulaire simple, en tentant de partir de leurs questions pour les retransformer, pour les élaborer, en centrant enfin la réflexion sur des points de départ concrets ou sur des récits plutôt que directement sur des concepts.
Et pour le reste, improviser au mieux.
Il s'agit un peu de régler les manettes, si je puis dire, de syntoniser en fonction des gens avec qui on travaille. Il n'y a pas de méthode spécifique selon l'âge.
DéfiTexte : Pourquoi l'économie et la philosophie se sont dissociées, disons après Marx ?
La première question est de savoir dans quelle mesure elles se sont véritablement associées. Dans l'histoire de la philosophie, les philosophes se sont relativement peu occupés d'économie, à quelques exceptions près, et c'est avant Marx, avec Smith, Ricardo, qu'économie et philosophie ont commencé à se rejoindre. Je ne suis pas persua dé que ce lien se soit véritablement dissous, même s'il s'est distendu.
Bon nombre de philosophes contemporains, Alain Badiou par exemple, et d'autres sur un versant libéral, maintiennent un lien de ce type.
Toute la question est de savoir s'il s'agit de la coexistence de deux éléments ou d'une réduction de la pensée philosophique à des considérations de type économique.
Stephane : Je ne suis pas d'accord avec la dissociation de l'économie et de la philosophie. On a souvent qualifié la période actuelle comme marquant la "fin des idéologies" notamment avec l'effondrement de l'URSS et la mondialisation.
Or celle-ci n'est-elle tout de même pas le corollaire d'une philosophie libérale ? Ne vit-on pas sous le règne de l'idéologie libérale ?
Quand on parle de mondialisation, il me semble qu'il faut distinguer une possible idéologie de ses bienfaits ou de son règne et, d'autre part, la réalité d'une planétarisation des communications, des échanges de flux financiers, qui constituent des réalités non seulement économiques mais sociétales, qu'on les juge positives ou négatives.
Je crois pour ma part que la réflexion philosophique doit prendre acte de la réalité de la mondialisation, ne serait-ce que pour s'y opposer, ou pour la transformer.
Serguéi : En tant qu'enseignant de philosophie en terminale, je constate qu'il est déjà difficile de maintenir les exigences du discours philosophique et, a fortiori, de la dissertation. La dissertation a-t-elle un sens pour des élèves qui ne savent plus écrire (sections techniques, 2de...) ?
A mon avis, aucun. Il faut, me semble-t-il, clairement distinguer entre une épreuve ancienne et finalement en grande partie rhétorique qu'est la dissertation, et les capacités de réflexion des élèves.
Autrefois, les deux pouvaient à peu près se superposer pour des élèves issus de la bourgeoisie façon XIXe siècle. Il me semble que si la dissertation ne correspond plus à rien pour une grande partie des élèves aujourd'hui, il vaudrait mieux l'abandonner ou la réduire considérablement, au profit d'autres types d'exercices qui mettraient en action une capacité d'analyse ou de réflexion sans faire appel à un exposé suivi, en trois parties, etc.
Kilb : Pourquoi la pensée globale connaît si peu d'intérêt (de la part des chercheurs en philosophie politique, du droit, social) en France, alors même qu'elle connaît depuis des années dans les pays anglophones comme en Allemagne une actualité très vivace ?
Je nuancerais quand même cette affirmation. Il me semble qu'il existe en France une attention, même insuffisante, à ce que vous appelez la "pensée globale".
Si elle est insuffisante, c'est probablement en raison de la clôture de la pensée française, qui existe dans bien des domaines, qu'il soit politique, économique ou social.
friedrich : Les philosophes religieux, chrétiens, comme Augustin ou Thomas d'Aquin, ou musulmans (Avicenne, Averroès) peuvent-ils revenir à la mode comme les antiques et les asiatiques ? Ou bien les excès des intégristes de tous poils disqualifient-ils la pensée en ce "XXIe siècle religieux" cher à Malraux ?
Ce n'est pas sa conviction religieuse qui caractérise un philosophe. Descartes était chrétien, mais ce sont sa pensée et ses démonstrations rationnelles qui font de lui un philosophe. Il en va de même pour un certain nombre de pères de l'Eglise, comme Augustin, qui s'inscrivent dans l'histoire de la pensée en tant que penseurs et pas en tant que croyants.
Il faut donc, à mes yeux, distinguer histoire des religions et histoire de la philosophie. Elles ont des points d'intersection, mais elles ne se confondent pas.
Il y a aussi une grande tradition philosophique au cœur de l'islam, qui doit évidemment être remise en lumière contre le fondamentalisme et le fanatisme des islamistes.
Toutefois, il me semble là aussi que c'est en tant que philosophes qu'Averroès ou Avicenne sont importants, plus qu'en tant que musulmans.
usoa : A force de trop philosopher, n'y a-t-il pas le risque de l'inactivité et donc de se retrouver en retrait de notre société?
On reprochait déjà à Socrate de rester dans un coin à discuter avec des jeunes gens au lieu de s'occuper de choses sérieuses comme faire des affaires ou s'occuper de l'actualité. C'est donc un vieux reproche auquel on peut faire une vieille réponse : pour agir, il faut avoir réfléchi. Evidemment, le risque est toujours de s'enfermer dans la réflexion, et sans doute faut-il savoir aussi s'arrêter de penser.
Delphine : La philosophie est un état d'esprit à un moment donné, ne devrait-elle pas s'adapter à la mondialisation justement pour renforcer les esprits ? Et donc grandir en même temps qu'elle ?
Il ne me paraît pas possible de parler de "philosophie mondiale" alors qu'il s'agit plutôt de philosophie au temps de la mondialisation. Quelle différence ? Philosophie mondiale, cela évoque une sorte de doctrine unifiée, comme si, en mélangeant toutes sortes de philosophies, on finirait par obtenir une doctrine valable partout.
Ce qui est en question, c'est plutôt l'espace multiple de la pensée à une époque où les communications, les échanges et les cultures diverses sont en interconnexion.
En ce sens-là, il y a un changement de registre pour la pensée philosophique, mais pas un changement de contenu.
JSM : Ne croyez-vous pas qu'il faille enseigner la philosophie "par auteur" plutôt que "par concept" ? Même en terminale, les élèves ont beaucoup de mal à passer d'une théorie à l'autre sur un sujet particulier, et ceux qui se contentent d'apprendre leur cours ne connaissent que des fragments de théorie et jamais la pensée entière de l'auteur.
Il me semble que dans les programmes de philosophie l'étude d'une œuvre en entier figure toujours, et qu'elle peut remédier à cette discontinuité. En étudiant un dialogue de Platon ou un opuscule de Kant ou une œuvre de Nietzsche, on doit retrouver cette forme de continuité qu'une étude des notions fait parfois perdre.
Le désintérêt de la majorité de la population pour la philosphie n'est-elle pas le reflet de la société de consommation, où l'on vend de la pub à longueur de journée, où l'on pousse les gens à consommer sans réfléchir sur eux même?
En ce cas, comment expliquer qu'il y a aussi, depuis vingt ans, un regain d'intérêt croissant pour la philosophie, souvent en dehors de son cadre scolaire ? Il me semble que l'hyperconsommation entraîne aussi le désir de regarder les choses autrement, de sortir de la consommation permanente pour tenter de réfléchir.
C'est en tout cas ainsi que, de manière peut-être optimiste, je m'explique le regain d'intérêt que les oeuvres des philosophes connaissent.
Sylvie : Ne pensez-vous pas que le monde médiatique a un besoin crucial d'une meilleure formation philosophique, qui serait comme un garde-fou à la tentation et la pression de l'urgence, des effets d'annonce ? Une sorte de résistance à la folle temporalité de leur métier ? Le public en bénéficierait sans doute, non ?
Il y a un postulat optimiste dans votre question : une formation à la philosophie entraîne nécessairement une meilleure résistance à la pression de l'époque.
Guillaume : On a parlé de la philosophie orientale : pourquoi justement ne l'enseigne-t-on pas ou pas encore dans le secondaire ?
Parce qu'elle n'est pas encore institutionnellement reconnue. Quand j'étais professeur de philosophie et déjà chercheur dans le domaine oriental, je refusais de parler à mes élèves d'auteurs indiens ou chinois parce que s'ils avaient fait usage de ces références dans leurs copies du bac, les correcteurs n'auraient pas su quoi faire de ces citations.
Il faut donc prendre le problème à l'envers : que les programmes puissent laisser place à une partie d'auteurs non-occidentaux afin que les manuels, à leur tour, leur donnent droit de cité. Et tant que ça n'est pas le cas, il y a deux voies parallèles : l'une qui est celle de l'institution où ces philosophies n'existent pas ou très peu, et l'autre qui est celle des librairies, du Web où ces philosophies existent.
Il me semble qu'il serait temps de voir les deux se rapprocher. C'est en tout cas ce que je souhaite, mais je ne suis pas ministre de l'éducation.
Aurélien : Les rayons philo des grandes enseignes culturelles (Fnac, Virgin... ) sont plus occupés par des BHL ou autre que par Spinoza, Russell ou Frege. Qu'en pensez-vou s?
Ces auteurs sont aussi disponibles dans les grandes enseignes. Peut-être un peu moins pour Frege, il est vrai...
Je crois qu'il faut de tout pour faire une librairie, et aussi une réflexion philosophique.
Si on ne lit que des auteurs dits "médiatiques", on risque de manquer de substance, mais je ne pense pas qu'une vision élitiste et purement conceptuelle de la philosophie soit suffisante. La réalité est toujours impure, et c'est bien.
Guest : Pourrait-on envisager, en réaction aux simplifications issues des sectarismes religieux et à la perte de magie dans le réel, un renouveau de la philosophie des Lumières ?
Tout dépend quel élément de la philosophie des Lumières on retient. Il serait bon, à mes yeux, de faire revivre plus intensément la pédagogie des Lumières, la transmission des savoirs, la tolérance.
Mais je ne pense pas que la foi dans le progrès qui animait le siècle des Lumières puisse être encore véritablement active à l'identique.
Nous avons aussi appris de l'Histoire que la raison peut engendrer des monstres et des totalitarismes. C'est ce qu'ont souligné Adorno et Horkheimer.
Peut-être ont-ils eu tort de faire porter aux Lumières toutes les horreurs du XXesiècle – ce qui est excessif –, mais il y a une forme d'optimisme des Lumières qui ne peut plus appartenir à notre temps.
Alors, une partie des Lumières, oui ; toutes les Lumières, je doute.
Marisa : Bonjour, nous sommes des élèves de terminale espagnoles. Dans notre pays, nous avons un cours de citoyenneté dès la classe de quatrième et un cours d'éducation éthico-civique en seconde. C'est très intéressant parce que nous débattons parfois sur des sujets très polémiques. La philo nous enrichit énormément et, sans nous en rendre compte, elle nous apprend à raisonner sur n'importe quel domaine.
Merci de votre témoignage. Il confirme bien ce que je crois le plus profondément : une formation philosophique ne consiste pas à apprendre des doctrines, mais à exercer sa capacité de discussion et à ce titre-là, c'est une formation essentielle à tous les citoyens de toutes les démocraties pour les prémunir contre les formes de propagande et de désinformation.
Chat modéré par Nicolas Truong et Pascal Galinier
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